L'histoire de la musique klezmer, du moyen-âge à nos jours (1)
La musique "klezmer" est celle que les baladins juifs ashkénazes colportaient de fête en fête, de "shtetl" (village) en ghetto, dans toute l’Europe de l’Est depuis le Moyen Âge jusqu’aux persécutions nazies et staliniennes du vingtième siècle. Elle s'inspire aussi bien de chants profanes et de danses populaires que de la "'khazones' (hébreu: "khazanut" liturgie juive) et des "nigunim", ces mélodies simples et sans paroles par lesquelles les "khasidim" tentaient d'approcher Dieu dans une sorte d'extase communautaire.
Au contact (réciproque) de musiciens slaves, tsiganes, grecs, turcs (ottomans) et -plus tard- du jazz, le klezmer a acquis une diversité et une sonorité caractéristique qui lui valent aujourd’hui d'être instantanément reconnu et apprécié dans le monde entier.
Depuis le 16ème siècle, des paroles se sont ajoutées au répertoire klezmer instrumental, grâce au "badkhn" (maître de cérémonie lors des mariages), au "purimshpil" (jeu d'Esther pour la fête de Purim), puis au théâtre yiddish.
L'immense répertoire klezmer et yiddish invite le public à la danse et permet au musicien d'exprimer toutes les émotions humaines, de la joie au désespoir, de la piété à la révolte et du recueillement à l’ivresse, sans oublier l'humour juif et... l’amour!
"Klezmer: ce n'est pas seulement une musique - c'est un mode de vie!" (Hankus Netsky)
Le Klezmer s’est nourri des voyages de ses interprètes parcourant les pays du Moyen-Orient, d’Europe Centrale et d’Europe de l’Est du milieu du XVè s. jusqu’à la vague d’immigration juive vers les Etats-Unis du début XXè s. Puis la tradition Klezmer en Europe est tragiquement stoppée par la Shoah. Les années 70 marquent un tournant avec l’implication d’artistes comme David Krakauer et les Klezmatics qui redonnent vie à cette musique folklorique. Il faut également compter sur des personnalités telles John Zorn pour voir le Klezmer prendre d’autres directions. Depuis les années 90, un nouveau courant Klezmer est porté par des artistes comme Yom, Socalled ou encore Klezmer nova.
KLEZMER & KLEZMORIM
HENRI OPPENHEIM (2004)
Aux temps bibliques, la musique instrumentale faisait partie intégrante du culte juif. Après la destruction du second temple de Jérusalem en l’an 70 de notre ère, elle fut abolie en signe de deuil, à l'exception de la sonnerie du shofar (corne de bélier) aux offices de Rosh Hashanah et de Yom Kippour.
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C’est seulement au Moyen Âge que les instruments de musique furent réintroduits dans les fêtes religieuses joyeuses (il y en a!) comme Pourim, Khanukah ou Simkhat Torah, mais il existe très peu de documents écrits (et encore moins d’enregistrements!) de cette époque. On sait toutefois que dès le quinzième siècle, des musiciens juifs, professionnels ou non, pauvres et à peine mieux considérés dans le "yikhes"(échelle sociale et familiale) que les "shnorrers" (mendiants) ou les criminels ("klezmer", "klezmeruke" ou "klezmerivke" étaient des insultes!) mais pourtant admirés, recherchés et parfois célèbres, parcouraient l’Europe centrale de "shtetl" (village) en ghetto pour y animer les fêtes ("simkhes") telles qu'un anniversaire, l'arrivée d'un rabbin, l'acquisition d'un nouveau rouleau de la Tora, la visite d'un notable, l'inauguration d'une synagogue, les circoncisions ("bris") et surtout les mariages ("khasene"): Vi der klezmer, azoy di khasene!
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18ème siècle ![]() |
Pedotser ![]() | ![]() |
Dans de nombreuses régions (Metz, Francfort, Prague, etc.), l'activité des musiciens juifs était lourdement imposée et soumise à des restrictions de nombre, de lieu, d'instruments, d'horaire, etc.
Suite à un oukase d'Alexandre 1er de Russie, les cinq millions de juifs vivant en Europe de l'Est furent, depuis 1804, confinés dans un territoire de quelques centaines de kilomètres autour de Kiev (Pologne, Lituanie, Biélorussie, Ukraine, Galicie et Moldavie). L'accès des Juifs aux grandes villes -et donc aux conservatoires- était strictement réglementé, de sorte que la plupart des musiciens se formaient "sur le tas" et le métier se transmettait de père en fils (les femmes n'étant pas admises, en ces temps-là, à se produire en public!). Ils parlaient un yiddish argotique ("klezmerloshn"), truffé d'anagrammes et de mots à sens redéfini, préféraient, dit-on, souvent les femmes et l'alcool à l'étude de la torah et se regroupaient en guildes ("tsekh"), sortes de syndicats qui les défendaient contre les autorités et fonctionnaient comme médiateurs sociaux.
A klezmer kapelye (Ukraine~1910)
A la fin du 18ème siècle, trois courants de pensée ont divisé les juifs d’Europe: A l’ouest, les maskilim (de la tendance intellectuelle dite "des Lumières" ou "haskalah") de Moïse Mendelssohn (1729-1786, le grand-père du compositeur Félix) prônaient l’assimilation socioculturelle. Au nord, les misnagdim ("opposants" ou "rationalistes"), menés par Eliah ben Solomon Zalman, le Gaon (leader) de Vilna (1720-1797) valorisaient l’étude intellectuelle des textes sacrés. Tandis qu’à l’est, les hassidim(pieux) dans la lignée d'Israel ben Eliezer, dit le Ba’al Shem Tov (Maître au Bon Nom, 1700-1760), exprimaient leur joie de vivre, leur amour de Dieu et des hommes par des expériences collectives mystiques voire extatiques, s'appuyant sur les chants et les danses.
En Allemagne, en Autriche, en Bohème et en Moravie, les maskilim dénigraient le yiddish et les klezmorim. Mais plus à l'est, c'est bien au courant hassidique que la musique klezmer empruntera ses "nigunim" (mélodies sans paroles, faciles à mémoriser et à répéter), sa joie et sa ferveur. Elle y adjoindra, en un subtil mélange, des airs populaires, des danses profanes et de la "khazanut" (cantillation des prières juives).
Le terme yiddish "klezmer" provient de la contraction des deux mots hébreux "kley" (véhicule, instrument) et "zemer" (chant, mélodie) et signifie littéralement "véhicule du chant" (A.Z. Idelsohn, 1929), soit "instrument de musique".
La prononciation germanisée "kletzmer" est incorrecte et infondée... Qu'on se le dise!
Cette étymologie laisse imaginer que les voix chantées ont été, au fil des siècles, remplacées par des instruments. C'est dans un manuscrit écrit à Cracovie (Pologne) en 1595, découvert dans la genizah (cimetière de livres) de la synagogue Ben Ezra du Caire et conservé au Trinity College de Cambridge, que "klezmer" désigne pour la première fois le musicien et non l'instrument (Zev Feldman).
Au 16ème siècle, on commence à faire la distinction entre letsonim (pluriel de leyts, amuseur public), badkhonim (pluriel de badkhn, animateur) et khazonim (pluriel de khazn, chantre). Depuis lors, ce qualificatif se retrouve dans de nombreuses chansons yiddish, anciennes ou récentes. Mais en "klezmeloshn", musicien se disait aussi Labushnik ou -en une sorte de verlan: Balishnik.
Le terme "klezmerishe musik" est entériné en 1938 dans le livre du célèbre musicologue Moshe Beregovski (1892-1961) "Yiddishe Instrumentalishe Folksmuzik" et repris par Zev Feldman et Joachim Stutchevski ("musiqah qlezmerit" en hébreu). Jusqu'aux années 50, par opposition à "muzikant", "klezmer" qualifie un musicien sans formation, incapable de lire les notes et jouant d'oreille une musique traditionnelle. De nos jours, le terme est devenu plutôt laudatif pour le musicien et dans le langage courant, il qualifie aussi la musique juive traditionnelle d'Europe de l'Est, ainsi que tous ses dérivés (pas ses dérives!) plus contemporains. Cependant, pour le grand clarinettiste Giora Feidman (et ses disciples), "klezmer" signifie surtout que les instruments sont les moyens d’expression, les "porte-paroles de la voix intérieure" qui chante dans l’âme de chacun de nous. Un klezmer ne "fait" pas de la musique, il parle, prie, console... par son instrument (Helmut Eisel).
Feidman
Bien que marquée par des persécutions et des pogroms dans presque toute l’Europe de l’est, la fin du 19ème siècle verra l’essor de la culture yiddish, en particulier dde la littérature, du théâtre, du cinéma et, bien sûr, de la musique.
Contrairement à la liturgie qui se transmettait oralement et en circuit fermé, la musique klezmer a beaucoup échangé avec les musiques populaires indigènes: roumaine, russe, polonaise, ukrainienne, lituanienne, hongroise, grecque ou ottomane (turque) et -particulièrement en Hongrie- tsigane (Zev Feldman). Dans ce sens, on peut vraiment parler de métissage artistique ou de "fusion" musicale.
Bien que cela ait aussi suscité des conflits, il n’était pas rare de voir des musiciens juifs jouer avec (et pour -) des tsiganes ou des "goyim" (non-juifs) (et inversement).
Musiciens juifs et ruthènes Verecke, Hongrie, 1895 photo: Magyar Néprajzi Múzeum | ![]() |
Cependant, c’est surtout pour les danses et dans les cérémonies juives traditionnelles que les "klezmorim" pouvaient laisser leur talent s’épanouir: Chaque circonstance avait ses thèmes: nombreux nigunim pour les repas, (tish nigunim, Solinski's Rumanian fantasies, etc.), les concerts, les processions ("plusieurs Gasn nigunim"), le recueillement (nombreux nigunim) et surtout les mariages: "Tsu der khupe", "Fun der khupe", "Kale bazetsn" et "Kale badekn" pour la mariée, "Mazltov" pour les félicitations, "Firn di mekhutonim aheym", "Dobranotsh ou gute nakht)", "Dobriden, es toygt shoyn" (Bonjour! le jour se lève!) pour le départ des beaux-parents et des invités, etc.
![]() | un mariage juif en Galicie |
La qualité des musiciens - et donc leur cachet! - se mesurait à leur virtuosité, à l'étendue de leur répertoire, à leur capacité d’arranger les thèmes, de les adapter au public et d’improviser dessus.
De nos jours, le répertoire klezmer au sens large inclut de nombreuses chansons yiddish, traditionnelles ou récentes. Ceci n'est pas surprenant si l'on sait, d'une part, que les mariages traditionnels étaient, dès le treizième siècle, animés par un "badkhn" ou un "leyts", un maître de cérémonie tenant aussi les rôles d'improvisateur, de parodiste, de prédicateur, voire de chanteur. | ![]() | Rebbe Elimelekh |
Purimshpiler Amsterdam 1723
| ![]() | D'autre part, la fête de "purim", (commémorant la libération des juifs de Perse par la reine Esther) donnait, dès le 18ème siècle, lieu à des représentations théâtrales ("purimshpil") où figuraient musiciens, acteurs et chanteurs. |
Une grande partie des juifs qui, ayant quitté l'Europe centrale à la fin du dix-neuvième siècle pour chercher la prospérité et de ceux qui, plus tard, ont fui les persécutions nazies et staliniennes, se sont établis aux États-Unis où la musique klezmer a survécu et même prospéré comme musique de danse et de festivités grâce aux immigrés comme Harry Kandel (1885-1943), Abe Schwartz (1881-1963), Dave Tarras (1897-1989), Naftule Brandwein (1884 ou 1889-1963) ou Shloimke Beckerman (1883-1974) (pour ne citer que quelques célébrités) et à leurs descendants (tels Max Epstein (1912-2000), Pete Sokolow, Michael Alpert, etc.). Ces migrations massives ont profondément modifié le caractère de la musique klezmer, de sorte que nous avons désormais une idée biaisée du son des anciens orchestres est-européens (Mark Slobin).
andwein ![]() | ![]() |
Actuellement, on peut entrevoir trois tendances à la musique klezmer: Les musiciens du courant "mainstream" (Epstein Brothers, Maxwell Street Klezmer Band...) la pratiquent surtout dans des circonstances para-religieuses comme l'animation de mariages et d'autres fêtes juives. D'autres musiciens "traditionalistes" (comme Joël Rubin, Andy Statman ou les groupes "Di Naye Kapelye" et "Budowitz") cherchent à reproduire, en concert ou sur CD, le son et les arrangements du passé... Mais pour la majorité des klezmorim actuels, la scène klezmer est un lieu d'expression et d'échange artistique libre où chacun peut (et doit!) apporter ses compositions et ses interprétations personnelles, et accepter de subir toutes les influences musicales actuelles comme le jazz(Brave Old World, The Klezmorim, The Flying Bulgar Klezmer Band, David Krakauer, Kol Simcha, Klezmokum...), le free-jazz (John Zorn, Eliott Sharp, The New Klezmer Trio, Anthony Coleman...), la pop music (Mickey Katz...), le rock (The Klezmatics, Avi & Yossi Piamenta) et les musiques "ethniques": indienne, bhangra (Pharaoh's Daughter), arabe (Atzilut), celtique, etc. Comme au temps jadis, certains groupes klezmer (Brave Old World, The Klezmatics, The Klezmer Conservatory Band, Kapelye) ...) utilisent leurs compositions (souvent en yiddish!) pour exprimer leurs préoccupations et leurs revendications sociales, politiques, voire sexuelles.
Depuis le 21ème siècle, une mention spéciale doit être faite aux nouvelles tendances qui incluent du klezmer ou se revendiquent, même de loin, de cette mouvance: il s'agit des multiples fusions avec des musiques occidentales contemporaines et trop top styled (pour combien de temps?) comme le reggae, le ska, le hip-hop, le drum'n bass, la disco, la techno, la house, le rap, le ragga, la jungle, etc: (Adonaï and I, Emunah, etc.).