Et si la musique n'existait pas !
Sans musique la vie serait une erreur
Éric Blondel
https://doi.org/10.4000/leportique.212
Nietzsche est sans doute le premier philosophe pour qui la musique revête une si grande importance. Certes, la métaphysique de Schopenhauer l’avait incité à soupçonner que cet art nous mettait en relation avec « l’essence intime du monde ». Mais une fois même abandonnée sa « métaphysique artiste », Nietzsche continue à accorder à la musique une importance insigne. On tente ici une interprétation de cette fidélité et de cet attachement.
« Sans musique la vie serait une erreur »
Crépuscule des idoles, Maximes et pointes, § 33.
1) Écoutons la phrase de Nietzsche citée en titre et en épigraphe. Nietzsche, très content de sa formule, l’a essayé sur deux correspondants (Peter Gast, compositeur et Georg Brandes, philosophe danois) avant d’en faire une maxime d’un de ses derniers ouvrages, Crépuscule des idoles, 1888. Il serait insuffisant, erroné, de ne voir dans cette magnifique déclaration d’amour à la musique, qu’un mouvement de passion personnelle. Nietzsche ne se contente pas de dire que lui, Frédéric Nietzsche, aime la musique à la folie : la chose serait émouvante, quoique relativement banale, même si elle est rare chez la gent philosophique. L’apophtegme ou, si vous y tenez, l’aphorisme, va bien au-delà. Très consciemment, Nietzsche, qui n’est pourtant plus guère coutumier du fait à la fin de sa carrière de philosophe, lui confère une portée proprement métaphysique. Il faut oser ce mot, souvent vilipendé par Nietzsche à cette époque, mais dont il faisait grand cas et usage intense lors de ses débuts philosophiques, en particulier dans la Naissance de la tragédie (1872). Dire que « sans musique, la vie serait une erreur », c’est se placer au niveau des intentions du créateur, spéculer sur les desseins de Dieu : celui-ci aurait raté son œuvre, la Providence aurait manqué son but, la vie voulue par Dieu n’aurait pas de sens s’il y manquait la musique, tel est le sous-entendu plaisant de Nietzsche qui, la connaissant fort bien, aurait pu plagier ainsi la formule de Voltaire (et le fait ici à sa manière) : si la musique n’existait pas, il faudrait l’inventer.
2) Mais chez Nietzsche, il n’y a pas de Dieu, pas de théodicée. Et cette formule métaphysique est ici forgée par lui à usage parodique ou, si l’on peut dire, « rétro » : mais, paradoxalement, elle n’en acquiert que plus de valeur. Si Dieu est mort, la Vie est la seule réalité : et si cette réalité doit être inconditionnellement affirmée, si la pas vie n’a pas à être niée ou discréditée, elle doit être la réalité absolue, celle qu’on ne doit pas simplement subir, supporter, dissimuler ni travestir. Donc : la musique ne constitue pas un des agréments accessoires, utiles ou nécessaires de la vie, elle est, bien plus, le signe de la perfection de la vie, elle exprime la vie en soi, en tant que telle, dans sa perfection, dans son essence la plus intime. Telle est la conviction de Nietzsche, inébranlable, d’un bout à l’autre de sa fluctuante carrière, qu’il s’exprime dans ou hors de la métaphysique, et en dépit de toutes les vicissitudes de sa pensée changeante et en devenir. Sans musique, la vie serait une erreur, de même que, sans pardon, bonté ou infinitude, Dieu serait une erreur, un concept raté ou un diable boiteux. La musique est partie intégrante de l’essence de la vie ou, si, comme Nietzsche, on se méfie de ce mot emprisonnant, de sa « perfection ».
3) Mais quelle musique, et en quel sens la musique définit-elle la vie et exprime-t-elle le fond et la perfection de la vie ? Les préférences et les dégoûts de Nietzsche en matière de musique (genres, styles, compositeurs, techniques et contrapuntiques) vont de pair avec sa psychologie et son histoire personnelle, mais ils sont également fonction, plus largement, de sa représentation du monde, de ses choix idéologiques et philosophiques. Et l’on ne saurait oublier, à cet égard, que la musique est tellement liée à tous les aspects de la vie de Nietzsche qu’il a non seulement beaucoup écrit sur la musique de son temps (Wagner…) et la musique en général mais encore tâté lui-même de la composition.
4) Demandons-nous donc plutôt quelle musique écoutait Nietzsche, à laquelle allait sa prédilection, ce qui pourra nous conduire vers le problème philosophique essentiel pour Nietzsche, de savoir quel rôle peut jouer et quel rôle on peut assigner à la musique dans la civilisation et la culture. La question des goûts de Nietzsche est difficile, car il brouille psychologiquement les cartes par l’exercice impitoyable de l’esprit critique moral et philosophique contre ses amours les plus passionnées. Chez lui, c’est encore l’admiration et 1’amour qui s’expriment dans les méchancetés polémiques. Cela vaut pour les grands philosophes, pour le christianisme et l’exigence morale. Mais c’est encore plus vrai pour la musique, et pour la musique allemande en particulier. Par exemple, il ne faut pas se méprendre sur l’opinion de Nietzsche à l’égard de la musique de Wagner, il ne l’a pas aimée à la folie pour ensuite la détester et la critiquer, il n’a pas fini par brûler ce qu’il avait commencé par adorer, bien au contraire, il ne s’est détaché par la critique que de ce qu’il a aimé, il a attaqué dans Wagner son propre penchant excessif pour cette musique, son propre wagnérisme, son propre romantisme, sa propre décadence. Pour qui lui est indifférent, en musique ou en littérature, Nietzsche n’a que le silence, tandis que sa façon d’aimer doit passer par le blasphème, l’attaque brutale, que l’on doit percevoir et comprendre comme la mise en cause des faibles, ou de la faiblesse de Nietzsche lui-même et des mélomanes « hypocrites, ses semblables, ses frères ». Et vaut pour lui, par excellence, ce qu’il écrit dans le Cas Wagner « on est attiré par ce qu’on devrait repousser » 1.
5) Qui Nietzsche a-t-il repoussé de tous les musiciens qu’il admirait et qui l’attiraient dans une certaine mesure (avouée) malgré lui ? Wagner, bien sûr, mais il est un symbole, un symptôme, un condensé de la musique allemande, de la civilisation allemande, du romantisme allemand, du christianisme larvé dans la morale et dans l’art de tout ce que Nietzsche aimait d’un amour déçu et vengeur, de « l’amour qu’on a pour une femme dont on doute » 2, ce qui est vrai autant de Socrate que de la vie et de sainte Cécile (fragment de 1871 sur musique et langage) 3. L’attitude ambivalente de Nietzsche envers la musique de Wagner est révélatrice de ce qu’on peut attendre et de ce qu’on doit refuser de la musique en général. Qu’est-ce donc que Wagner et la musique ont donné à Nietzsche et quelle attente ont-ils déçue et trahie ?
6) C’est à la fois psychologique, physiologique, moral et métaphysique, et on peut résumer et symboliser tout cet ensemble par la doctrine et sous le nom de Schopenhauer, le maître à penser de Nietzsche. Dans le chapitre du Monde comme volonté et comme représentation, la seconde « Bible » de Nietzsche, Schopenhauer écrit que la musique est expression du monde, plus encore, de l’être vrai des choses, de la réalité intime, en soi du monde, c’est-à-dire de la volonté. Coïncidant avec le monde, la musique « est une copie aussi immédiate de toute la volonté que l’est le monde 4 ». Nietzsche, qui cite plusieurs pages de ce texte de Schopenhauer dans le paragraphe 16 de la Naissance de la tragédie, résume ainsi la teneur de ces lignes : « Selon Schopenhauer, nous comprenons donc la musique immédiatement comme langage de la volonté 5 ». Mais, comme la volonté est la réalité intime des choses, la chose en soi, l’essence cachée et inconsciente des phénomènes, la musique est le vrai langage de la réalité, elle s’identifie avec la réalité en soi, elle est une expression métaphysique et directe, plus vraie que les mots du langage, du monde comme volonté. Elle a donc valeur métaphysique, d’expression de la volonté comme réalité en soi et profonde des phénomènes, en deçà des autres formes superficielles de représentations, par exemple la littérature. Et c’est en ce sens d’abord que Nietzsche, dans la Naissance de la tragédie, l’appelle l’art dionysiaque, comme le drame musical grec, par opposition aux arts de la représentation, aux arts plastiques de la forme extérieure phénoménale, les arts appoliniens. « Ce qui distingue la musique des autres choses, écrivait Schopenhauer cité et approuvé par Nietzsche, c’est qu’elle n’est pas une reproduction du phénomène ou, pour mieux dire, de l’objectivité adéquate de la volonté et que par conséquent elle présente a tout ce qu’il y a de physique dans le monde, le métaphysique, à l’ensemble des phénomènes, la chose en soi ». Et Schopenhauer précisait : « Le compositeur nous révèle l’essence intime du monde, il se fait l’interprète de la sagesse la plus profonde, et dans une langue que sa raison ne comprend pas, de même la somnambule dévoile, sous l’influence du magnétiseur, des choses dont elle n’a aucune notion, lorsqu’elle est éveillée 6 ». Ainsi, et Nietzsche reprend cette théorie tout comme Wagner (afin de la lui jeter plus tard à la tête !) : « La musique est un exercice de métaphysique inconscient dans lequel l’esprit ne sait pas qu’il fait de la philosophie 7 ».
7) Mais qu’est-ce que cela veut dire, concrètement ? D’abord, au plan proprement métaphysique, que la musique est la révélation du monde, une vérité plus profonde que toute religion et toute philosophie, comme déjà l’écrivait Beethoven à peu près au même moment que Schopenhauer. La musique dit le monde, dit ce que les mots ne peuvent exprimer, elle révèle la réalité plus profondément que tout autre mode d’expression et même que tout autre art. « C’est un art si élevé, écrivait Schopenhauer, et si admirable, si propre à émouvoir nos sentiments les plus intimes, si profondément et si entièrement compris, semblable à une langue universelle qui ne le cède pas en clarté à l’intuition elle-même 8 ». Mais la volonté, qu’est-ce d’autre que les désirs, les sentiments, les affects divers, la joie et les souffrances des hommes en particulier ? Dans le Drame musical grec, Nietzsche cite à nouveau Schopenhauer pour le reprendre à son compte : « La musique touche immédiatement le cœur, car elle est la véritable langue universelle, partout comprise 9 ». Du point de vue psychologique, Nietzsche reprendra cette idée en écrivant dans Par-delà le bien et le mal (§ 106) que, « grâce à la musique, les passions jouissent d’elles-mêmes ». Ou encore : « La musique [est] le reflet de toutes les activités et conduites humaines » (Le Voyageur... § 156).
8) C’est là le grand point, pour Nietzsche : même abandonnée la théorie schopenhauérienne de la volonté, comme trop métaphysique, il demeure que la vie est affects, passions, c’est-à-dire volonté de puissance. Et alors toute la conception nietzschéenne de la musique devient claire : la musique exprime, mieux que tout autre art, la volonté de puissance, elle-même encore mieux traduite par l’art, « stimulant à la vie », que par les autres véhicules et moyens d’expression, comme, par exemple, le langage : « menteur, sourd-muet et métaphysique 10 ». Et, bien sûr, la musique peut traduire la volonté faible, la décadence, la négation de la vie, le renoncement religieux et moral à la vie, comme elle peut être aussi l’expression du vouloir affirmateur, du dire-oui à la vie, de la volonté de puissance forte, ascendante et créatrice.
9) Or c’est là que Nietzsche attendait beaucoup de la musique et qu’il s’estime trahi dans ses espérances. Wagner paie pour beaucoup d’autres, morts ou moins célèbres à l’époque, et le Cas Wagner ainsi que Nietzsche contre Wagner se résument à dire que « L’art de Wagner est malade » (Le Cas Wagner, § 5), ce qui signifie que cette musique exprime une volonté de puissance, faible, décadente, des valeurs de négation de la vie. On n’a pas ici l’ambition de résumer ces ouvrages, alertes, durs, drôles, profonds et polémiquement superficiels. On se bornera à souligner les enjeux non seulement psychologiques, mais moraux et philosophiques qui s’attachent au rôle de la volonté décadente-faible dans la conception nietzschéenne de la musique, art par excellence dans une philosophie qui donne le privilège à l’art par rapport même à la philosophie, parce qu’il conduit ou, pour mieux dire, séduit en faveur de la vie (führt, verführt).
10) C’est en fonction de ce critère : les passions tristes ou la belle humeur (Heiterkeit), la négation ou l’affirmation de la vie, la force ou la faiblesse que Nietzsche évalue la musique, ce qui définit sa méthode généalogique : « En ce qui concerne toutes les valeurs esthétiques, je me sers désormais de cette distinction fondamentale : je me demande dans chaque cas particulier : “Est-ce ici la faim ou le surplus qui est devenu créateur ?” 11 ». Prenant appui sur ce principe, extrait d’un texte fondamental qu’il faudrait relire en entier dans le détail, voici quelques exemples portant sur des compositeurs et des musiques. On en trouvera tout une anthologie dans les paragraphes 149 à 169 de la dernière partie d’Humain, trop humain, intitulée le Voyageur et son ombre, ainsi (§ 161) sur Schumann « Le “jeune homme” tel que l’ont rêvé les romantiques auteurs de Lieder d’Allemagne et de France vers le premier tiers de ce siècle, ce jeune homme a été entièrement traduit en sons et chansons par Schumann, l’éternel jeune homme tout le temps qu’il se sentit en pleine possession de sa force ; il y a, il est vrai, des moments où sa musique rappelle l’éternelle “vieille fille” ». Ne nous hâtons pas trop de voir là du bel esprit facile ou du dédain. On a beau adorer Schumann, comme l’auteur de ces lignes (car Nietzsche en jouait et le connaissait assez bien pour ne pas aimer certaines de ses œuvres chorales), il faut reconnaître qu’il se définit par un romantisme énergique assez juvénile, avec notamment les Davidsbündlertänze ou les Kreisleriana. Nietzsche ignore ou passe sous silence des œuvres plus mystérieuses, rêveuses, mélancoliques ou shakespeariennes (telles que les Romances ou les Chants de l’aube, ou encore les Märchenbilder pour alto et piano). Il doit songer surtout à la Dichterliebe, d’après Heine, et aux Scènes d’enfants. Mais n’y a-t-il pas là, comme le susurre Nietzsche sans dire le mot (il est vrai inconnu à son époque !), une vision un peu Kitsch de l’énergie et de la jeunesse, une nuance de pureté et d’innocence moralisante, toute prête à s’étaler, à la faveur de circonstances telles que... la façade de vertu, d’amour de la nature et de la jeunesse du nazisme ? Schumann n’y était pour rien, et il couvait aussi autre chose : mais il est indéniable qu’il a flatté en son temps certaines tendances de l’âme romantique pré-nazie que Nietzsche entravait dont il se méfiait. Comme l’a dit très joliment Thomas Mann, wagnérien et nietzschéen de bon aloi (au demeurant comme eux fort schopenhauérien), le précurseur, mais l’annonciateur, le prophète prêchant dans le désert du « pays plat allemand », la Cassandre du futur nazisme, dernier avatar criminel de certaines tendances humaines et allemandes du romantisme, dernière chance des faux durs, des jeunes « sains » et des « vieilles filles ». Et a-t-on su que Schumann avait été, comme ce fut le cas pour d’autres compositeurs allemands ou autrichiens, interdit par les nazis ? C’est au moins parce que, comme dans Wagner, Beethoven ou Brahms, ils pouvaient reconnaître, à tort et à raison, des affinités avec leurs tendances.
11) Toutes ces remarques grossissent les indications de Nietzsche pour en montrer plus clairement le but subtil. Prendre Schumann pour un pré-nazi, direz-vous, quelle sottise ! C’est évident. Mais Nietzsche est un philosophe du soupçon, prompt à déceler les arrière-plans et arrière-pensées d’une musique, qui parfois trahissent une volonté « faible », « décadente ». Ce que Nietzsche déclame à propos de Wagner n’est que le grossissement énorme, à la proportion de l’énormité du drame wagnérien, des petites remarques éparses du Voyageur et son ombre sur tel ou tel musicien allemand. Wagner, lui, a symbolisé ce que seuls de très rares courageux et lucides esprits comme Nietzsche attaquaient comme suspect, décadent, morbide, dangereux (« Wagner comme danger ») et qu’on peut en effet a posteriori considérer comme les prodromes de la maladie qui servait de principe inspirateur à l’Allemagne nazie (et, le sachant, Wagner, comme ses épigones : Strauss, Mengelberg et Karajan, aurait laissé faire ou pris position favorable) : pour Nietzsche, c’était certain dès le départ et il a usé sa voix et sa plume à crier pour attirer l’attention sur les tendances malsaines de la germanité que, selon lui, Wagner résumait comme un symptôme à son époque. La sœur de Nietzsche, dans l’infaillibilité de sa sottise, ne s’y est pas trompée : elle a trahi son frère au profit de ses plus mortels ennemis idéologiques et musicaux, le pangermanisme, le romantisme, l’historicisme et le théâtralisme (antisémite) de Wagner – et la négation du vouloir-vivre, la musique comme négation de la vie en Parsifal, « pur innocent » comme dit Nietzsche, le parfait nigaud (Reine Tor).
12) Mais si c’est la musique que refuse Nietzsche, que veut-il ? Ne lui parlez pas de Bizet : il n’a servi qu’à faire pièce à Wagner, que Nietzsche, dans sa méfiance même, place incommensurablement plus haut. Ce que Nietzsche veut de la musique, c’est la « belle humeur » contre la « mélancolie de l’impuissance ». Mozart contre ce qu’il croit pouvoir entendre dans Brahms. Ou encore : la force, la puissance tectonique, contre la « mélodie infinie » – Beethoven contre Wagner. Ou bien encore : la création contre la faiblesse épigonale. Bach ou Haendel contre – encore une fois – Brahms (mais au fond Wagner). « À entendre la musique de Bach, nous aurons l’impression (pour le dire à la manière élevée de Goethe) d’être présents au moment même où Dieu créa la monde » 12. De même pour Haendel : « Hardiment novateur dans l’invention de sa musique, véridique, puissant, tourné par affinité vers l’héroïsme dont un peuple est capable... » 13.
13) Mais Mozart ! Mais la « belle humeur », la Heiterkeit ! Ces mots résument tout ce que Nietzsche attend de la musique, et dont voici quelques échantillons : « Beethoven et Mozart. La musique de Beethoven [...]. Innocence de la mélodie : c’est de la musique sur de la musique. [...] Ses “mélodies” [...] lui sont des réminiscences transfigurées d’un “monde meilleur”, un peu comme Platon imaginait ses Idées. – Mozart a de tout autres rapports avec ses mélodies ; il ne trouve pas ses inspirations en écoutant de la musique, mais en regardant la vie, la vie la plus animée » 14. Deux aphorismes plus loin, Nietzsche explique ce qu’il entend par cette « heitere Musik », cette « musique gaie » [l’adjectif qualificatif étant mis car l’auteur entre guillemets pour en signaler le sens subtil]. Le mot heiter désigne ce qui est à la fois serein malgré le malheur ou la blessure, et gai par une certaine force de résistance à la tristesse et au désespoir allégrement surmontés. C’est, comme l’expliquera plus tard la préface au Crépuscule des idoles, une force d’âme qui conquiert la belle humeur : « Conserver sa belle humeur quand on s’est engagé dans une affaire et extrêmement exigeante, ce n’est pas une mince affaire : pourtant, quoi de plus indispensable que la belle humeur ? Rien ne réussit lorsque fait défaut l’exubérance. Ce qui prouve la force, c’est le trop-plein de force [...]. La blessure même peut encore donner la force de se guérir ». Voici donc ce qu’écrit Nietzsche sur la « Musique de belle humeur » : « Quand on en a été longtemps privé, la musique passe ensuite trop vite dans le sang, comme un gros vin du Sud, et laisse l’âme engourdie comme par un narcotique, somnolente, toute à l’envie de dormir : c’est précisément ce que fait surtout la musique de belle humeur, qui donne à la fois l’amertume et la blessure, le dégoût et la nostalgie, et oblige à savourer et à resavourer tout cela comme dans un philtre empoisonné, mais sucré 15 ». Cet effet secondaire, par contre-coup, c’est ce que Nietzsche veut, dans ses définitions ultérieures de la musique, éviter : qu’elle soit mélancolique ou gaie, profonde ou légère, désinvolte on nostalgique, la musique doit tonifier l’âme, produire des sentiments de force et l’activité vitale dans l’esprit et dans le corps, rendre actif (comme eût dit Spinoza) et créateur (comme le répète sans cesse Nietzsche) : « Mon pied a besoin de cadence, de danse, de marche (or, au son du “Kaisermarsch” de Wagner, même le jeune Kaiser serait bien en peine de marcher au pas !) – c’est qu’il exige avant tout de la musique l’ivresse de bien marcher, de bien aller au pas, de bien danser. Mais mon estomac ne proteste-t-il pas lui aussi ? Et mon cœur ? Ma circulation sanguine ? Mes entrailles ne s’affligent-elles pas ? Est-ce que, sans y prendre garde, je ne m’enroue pas ?… Pour écouter Wagner, j’ai besoin de pastilles Géraudel... Cela m’amène à poser la question suivante : qu’attends donc de la musique mon corps tout entier ? Car l’âme, cela n’existe pas... Je pense que c’est de s’alléger. C’est comme si toutes les fonctions animales avaient besoin d’être stimulées par des rythmes légers, pleins d’allant, assurés ; comme si l’or des mélodies tendres, onctueuses, libérait de sa pesanteur la vie d’airain et de plomb. Ma mélancolie entend trouver le repos dans les réduits et les abîmes de la perfection : c’est pour cela que j’ai besoin de la musique. Mais Wagner rend malade – que m’importe à moi le théâtre ? Que m’importent les transes de ses extases “morales”16».
14) Faute de pouvoir commenter ce texte comme il le mériterait, lento et appassionato, on se contentera de deux remarques essentielles : d’abord, la musique est placée par Nietzsche sur le plan des affects, de la volonté et du corps, ce qui explique que Nietzsche exclue l’âme, comme siège des pensées morales ou transcendantes et abstraites ou idéales ; et ensuite, le but qu’il lui assigne est, non pas la gaieté à tout prix, dont on a vu plus haut les effets d’après-coup, comme le mal aux cheveux après l’ivresse, mais la perfection, l’achèvement des états du corps et du désir, surtout des affects, sentiments et passions, y compris par le jeu cathartique et reposant (ou apaisant) de la mélancolie. Les passions doivent ainsi se « spiritualiser » ou se « sublimer » par les rythmes, les mélodies et les harmonies de la musique. C’est ainsi que le corps et l’âme deviennent légers, « de belle humeur » : autrement dit, la musique est non point un narcotique, un opium du peuple (« et qui n’est pas “peuple”, en l’occurrence ? » demande Nietzsche dans la suite du texte), mais le moyen de la Selbstüberwindung, du dépassement de soi, de l’accomplissement physique et moral sans négation de soi et sans négation de la vie ni du corps. Cette paix de l’accomplissement, Nietzsche l’appelle parfois aussi le bonheur et, souvent se sert du terme d’« alcyonien » pour en définir la nature et se situer lui-même affectivement et esthétiquement. La mythologie nous dit que les alcyons sont des oiseaux qui annoncent par leur venue le calme de la mer agitée : c’est ainsi que les voyait aussi Chénier dans la Belle Tarentine. Cela fait songer Nietzsche au Midi, à l’Italie, à la Grèce, à Lucrèce et à Épicure, à Claude Le Lorrain et à Poussin, surtout à l’époque d’Humain, trop humain et du Gai Savoir 17. C’est pourquoi Nietzsche dans le même texte d’Ecce Homo 18, fait une équivalence entre le bonheur et le Midi et dit préférer « tout ce qui a poussé de l’autre côté des Alpes, je veux dire de ce côté-ci » 19 et fait une fleur à Rossini et à son « maestro vénitien Pietro Gasti » [Peter Gast], « mon Midi à moi ». Et, une décennie plus tard, il retrouve dans ce texte de 1888, les mêmes mots pour caractériser ce bonheur et le symbolise identiquement sous le nom, inattendu, de Chopin, comme dans la paragraphe 160 du Voyageur et son ombre : « La Barcarolle de Chopin. Presque toutes les situations et manières de vivre ont leur moment de bonheur. C’est lui que les bons artistes savent prendre au filet. Même l’existence au bord de l’eau a le sien, elle si ennuyeuse, si sale, si malsaine à vivre et côtoyant la canaille la plus bruyante et la plus cupide – ce moment de bonheur, Chopin l’a si bien fait chanter, dans la Barcarolle, qu’à l’écouter l’envie pourrait prendre même les dieux de passer de longues soirées d’été allongés dans une barque » 20. Et dans Ecce Homo et Nietzsche contre Wagner : « Je n’ajouterai qu’un mot, à l’intention des oreilles élues : ce que, quant à moi, j’attends exactement de la musique. Qu’elle soit gaie [de belle humeur : heiter] et profonde, comme un après-midi d’octobre. Qu’elle soit personnelle, folâtre, tendre [difficile, désinvolte, tendre : c’est le portrait de Carmen qui commence à s’esquisser], une douce petite femme pleine de malice et de grâce [d’abjection et de grâce]... Je n’admettrai jamais qu’un Allemand puisse seulement savoir ce qu’est la musique. Ce que l’on nomme les musiciens allemands, à commencer par les plus grands, sont tous des étrangers, Slaves, Croates, Italiens, Néerlandais ou juifs [on aurait aimé que la sœur de Nietzsche et les nazis n’oublient pas ce passage dans leurs évocations pseudos-nietzschéennes]... ou, si ce n’est le cas, ce sont des Allemands de la forte race allemande maintenant éteinte, tels que Heinrich Schütz, Bach et Haendel. [Idem : le prétendu précurseur du nazisme évoque souvent Beethoven, d’origine flamande, Mendelssohn, juif, et se sent soulagé que Mozart n’ait pas été Allemand, mais Autrichien !] Quant à moi [écoutons bien !], je suis encore assez Polonais pour cela, je donnerais pour Chopin tout le reste de la musique : j’en excepte, pour trois raisons différentes, Siegfried idyll de Wagner, peut-être Liszt qui, par ses nobles accents orchestraux, l’emporte sur tous les autres ; enfin tout ce qui a poussé de l’autre côté des Alpes, je veux dire de ce côté-ci. [...] Quand je cherche un synonyme à “musique”, je ne trouve jamais que le nom de Venise. Je ne fais pas de différence entre la musique et les larmes – je ne peux imaginer le bonheur, le Midi, sans un frisson d’appréhension » (Nietzsche contre Wagner).
15) Tout le reste, pourquoi Nietzsche veut-il l’ignorer ou le rejeter, comme allemand, morbide, décadent, etc. ? Seulement parce que, dans sa façon de traiter les affects, de négliger la construction, la force, la ligne mélodique, la musique, chaque fois, pousse l’auditeur à nier la vie, se réfugier dans la négation, la calomnie de la vie et du corps, dans ce que Nietzsche, le reprochant injustement à Brahms pour en accabler en fait Wagner par ricochet, appelle « la mélancolie de l’impuissance » (le Cas Wagner, second Post-Scriptum) : « Cinquante pas plus loin, écrit-il, on trouve la wagnérienne », et il définit ainsi l’effet de cette musique d’imposteur, enchanteur, ensorceleur et histrion hypnotiseur : « Come si dorme con questa musica ! 21 ». Alors, et dans ce cas seulement, décrite et diagnostiquée tout au long dans le Cas Wagner, la musique est considérée par Nietzsche d’une oreille soupçonneuse, comme Circé, comme « venant des Sirène », comme ce qui dirige vers la mort et « séduit ou induit en la tentation » de la perdition. Et son attitude en ce cas est ambiguë : « C’est une vielle superstition des philosophes que de croire que toute musique provient des Sirènes » 22. Peut-être, écrit-il dans ses notes posthumes, la musique est-elle l’art par définition qui naît en des époques de faiblesse, de décadence, d’abandon à la mort. Peut-être toute musique est-elle « sans avenir » : « C’est dans la musique de Beethoven et de Rossini qu’expire mélodieusement le xviiie siècle, le siècle de la rêverie, de l’idéal brisé, du fugace bonheur. Toute musique vraie, toute musique originale, est un chant de cygne. – Peut-être notre musique moderne, quel que soit son empire – et sa tyrannie, n’a-t-elle plus devant elle qu’un court laps de temps ; car elle a surgi d’une culture dont le sol miné s’enfonce rapidement, d’une culture bientôt engloutie » 23.
16) La grande musique, comme la « morale des seigneurs », « dit oui », « elle dispense un peu de sa richesse aux choses – elle transfigure le monde, l’embellit, lui donne du sens » 24. La musique décadente, comme celle de Wagner, « défend en secret ce qui présente un danger mortel et dénigre ce monde », « flatte tous les instincts nihilistes (bouddhistes) et les travestit en musique », « brise l’esprit ». « La musique, nouvelle Circé... Sa dernière œuvre est, sous ce rapport, son plus grand chef-d’œuvre. Parsifal...25 ».
17) Toujours dans Nietzsche contre Wagner, qui est un collage de textes antérieurs retravaillés et à peine modifiés, Nietzsche reprend un paragraphe (§ 165) du Voyageur et son ombre, vieux de dix ans, sans importantes modifications. « Faire parler un langage dramatique à la musique cela n’est-il pas proprement un péché contre l’esprit de Mozart, esprit de belle humeur (heiter), enthousiaste, tendre, amoureux, qui par bonheur n’était pas Allemand [ajout de 1888 !] et dont le sérieux était un sérieux plein d’or et de bonté, et justement pas le sérieux d’un bon bourgeois allemand... Pour ne rien dire du sérieux du “convive de pierre”... Mais vous êtes tous persuadés que toute musique est musique du “convive de pierre” » (Wagner comme danger).
18) On comprend mieux, musicalement pour ainsi dire, les raisons qui, dans une lettre à Gast du 15 juin 1888, ont poussé Nietzsche à ajouter quelques mots de précision à la formule qui lui sert dans le Crépuscule des idoles et qui nous a servi d’épigraphe solennelle et de titre. Cette fois, Nietzsche ajoute deux mots : « La vie sans musique est tout simplement une erreur, une torture, un exil ». Seul l’amour déserté ou la crainte que la solitude désertique ne croisse ou n’advienne peut faire proférer ces si lamentables plaintes. Une erreur, une torture, un exil : c’est si la vie vous abandonne, si la maladie menace, la décadence, la faiblesse, le désespoir, le ressentiment, c’est si « le désert croit », lieu de mort, de solitude et de silence. La musique, alors, est la vie, la vie ascendante et créatrice, qui sait s’illuminer contre la torture et l’exil.
19) Et, comme dirait le frère de Nietzsche en angoisse, en solitude, en torture et en grimaces bouffonnes de martyr aux mille masques : « The rest is silence ».
Notes
- 1. Le Cas Wagner, § 5.
- 2. Le Gai Savoir, préface.
- 3. Et encore une fois, la citation ou paraphrase de Schopenhauer (fin du chapitre du Monde… mentionné ci-après), qui évoque la Sainte Cécile de Raphaël, évocation reprise sans façons par Nietzsche dans Richard Wagner à Bayreuth (quatrième Considération intempestive), § 9.
- 4. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, trad. Burdeau revue et corrigée par R. Roos, Paris, 1966, p. 329.
- 5. Nietzsche, La Naissance de la tragédie, trad. Lacoue-Labarthe, Paris, 1972, § 16, p. 113.
- 6. Schopenhauer, loc. cit., p. 332-333.
- 7. Ibid., p. 338.
- 8. Schopenhauer, ibid., p. 327.
- 9. « Le drame musical grec », Écrits posthumes, 1870-1873, trad. Backès, Paris, 1975. Nietzsche cite Schopenhauer sans guillemets.
- 10. Crépuscule des idoles, Raids d’un intempestifs, § 26.
- 11. Le Gai Savoir, § 370.
- 12. Le Voyageur et son ombre, § 149.
- 13. Ibid., § 150.
- 14. Le Voyageur et son ombre, § 152.
- 15. Humain, trop humain, II, Le Voyageur et son ombre, trad. Rovini (modifiée), Paris, 1968, § 154.
- 16. Ecce Homo, trad. Hémery, Paris, 1974, II, § 7.
- 17. Cf. le § 152 du Voyageur et son ombre, et le § 295, qui décrit un paysage idyllique.
- 18. Repris dans l’« Intermezzo » de Nietzsche contre Wagner.
- 19. Nietzsche contre Wagner est sous-titré Lettre de Turin.
- 20. Le Voyageur, loc. cit., trad. citée.
- 21. Fragments posthumes 1887-1888, trad. Klossowski, Paris, 1976 : il s’agit du Prélude de Lohengrin !
- 22. Le Gai Savoir, § 372.
- 23. Nietzsche contre Wagner, « Une musique sans avenir », trad. citée. Encore une allusion à « la musique de l’avenir » de Wagner. Cf. aussi le § 3 de la préface d’Humain, trop humain, II, « Cave musicam » !
- 24. Le Cas Wagner, « Épilogue », trad. citée.
- 25. Ibid., Post-Scriptum.
Pour citer cet article
Référence électronique
Éric Blondel, « Sans musique la vie serait une erreur », Le Portique [En ligne], 8 | 2001, mis en ligne le 09 mars 2005, consulté le 07 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/leportique/212 ; DOI : https://doi.org/10.4000/leportique.212
Cet article est cité par
Blondel, Éric. (2022) Les métamorphoses de la « généalogie » après Nietzsche. DOI: 10.4000/books.pusl.28453
Auteur
Éric Blondel
Articles du même auteur
La thématique protestante de l’antichristianisme de Nietzsche [Texte intégral]
Paru dans Le Portique, 8 | 2001
Éric Blondel
https://doi.org/10.4000/leportique.212
Sur : https://journals.openedition.org/leportique/212
La musique de l'ami de Nietzsche - "Le Lion de Venise" de Peter Gast
Un rendu MIDI rapide dans un groupement de cordes standard d'environ 2 min 30 s de l'ouverture de l'opéra-comique de Peter Gast "Le Lion de Venise". Gast (de son vrai nom Heinrich Köselitz) était l'un des amis les plus proches de Nietzsche et un assistant inestimable au cours des dernières années d'écriture de Nietzsche. Nietzsche a loué sa musique comme un antidote à Wagner et a parlé de sa gaieté sous le soleil comme étant exactement ce dont il avait besoin. Nietzsche a été étudié sans cesse, mais cette musique qu’il a louée et dans laquelle il s’est personnellement profondément impliqué n’a presque pas attiré l’attention. Ce MIDI vise à donner aux personnes intéressées un accès rapide à un premier aperçu de la composition de Gast. MIDI rendu très rapidement à la main à partir d'une réduction pour piano trouvée par MRB ; des rendus plus longs à suivre à l’aide de supports de transcription automatisés. L'opéra complètement hors du répertoire - a évidemment été joué vers la fin des années 1890, puis à nouveau dans les années 1930. Il s'agit de la première interprétation dans un format de reproduction de cette musique.
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La vie sans musique est une erreur
Pourquoi, partout où il y a de la musique, il y a de l'humanité. Que dit la musique que la philosophie ne peut atteindre ?
https://www.radiofrance.fr/franceculture/la-vie-sans-musique-est-une-erreur-3625598
SI LA MUSIQUE N'EXISTAIT PAS..
https://unetassedefle.weebly.com/b1-si-la-musique-nexistait-pas.html
Il est difficile, sinon impossible, d'imaginer la vie sans musique. Tout "chante" dans la nature: le vent, la mer, la source, les oiseaux; les sons ne représentent pas simplement des vibrations de l'air, l'écho ne se limite pas seulement au renvoi de l'onde sonore par un obstacle. C'est beaucoup plus. Si évidents que soient les phénomènes physiques, leur interprétation artistique l'emporte sur l'explication scientifique. Le mythe d' Echo, la nymphe des sources et des forêts du mont Hélicon, synthétise parfaitement les mots de Victor Hugo: "La musique est dans tout. Un hymne sort du monde".
L'homme ne saurait constituer une exception à la règle "musicale" de l'univers. Etre artistique par excellence, il a une structure éminemment musicale. C'est par le cri qu'il entre dans la vie. Ce cri qui devient gazouillement, murmure, soupir, sous la caresse de la berceuse, reste définitivement sous le signe du chant et, avec un peu de chance, dans l'empire de l'harmonie. La musique nous accompagne même quand elle n'est pas manifeste. Elle est dedans nous. Les gens se surprennent plus d'une fois habités par un air, une mélodie qui se répète inlassablement. Les mélodies obsédantes, dont ils ne sont pas toujours conscients, assurent la couche sonore intérieure.
La diversité extraordinaire des moyens d'expression de l'homme retrace son univers intérieur extrêmement riche et nuancé. C'est peut-être grâce à sa sensibilité qu'il a réussi à faire le grand saut évolutif. Dans son passage du stade naturel à celui culturel, il a sublimé sa vulnérabilité en art, la musique constituant le refuge privilégié, de par sa spontanéité et son message synthétique.
Imaginons un instant l'homme primitif traqué par des sonorités et des bruits sauvages, mystérieux, effrayants. A l'écoute de la nature, il a dû essayer d'imiter les sons qui lui faisaient peur. Les sons qui lui plaisaient aussi. Qu'il ait apprivoisé ses peurs ou qu'il ait fait preuve de mimétisme, le résultat a dû le fasciner. La voie magique était là. La découverte de sa dimension musicale, artistique en général, est tout aussi importante que la découverte du feu, puisque c'est par la connaissance de soi également que la civilisation a été possible. A l'écoute de ses sentiments, souvent inexprimables, l'homme a trouvé le moyen idéal de se communiquer: la musique, "le langage universel". Qu'il soit heureux ou malheureux, qu'il se sente seul, oublié, mal compris ou, par contre, aimé, protégé, l'homme adopte spontanément la musique, le moyen le plus direct de s'exprimer. Les mots ne sont pas toujours nécessaires pour nuancer la complexité des émotions et des visions de la vie, parce que "La musique est une révélation plus haute que toute sagesse et toute philosophie" (Ludwig van Beethoven)
La musique est en même temps un art et une science. Sa pratique influence grandement le développement de l'intelligence. L'universitaire canadien Glenn Schellenberg a démontré que la pratique de la musique par de jeunes enfants permet de développer plus rapidement leur quotient intellectuel.
Comme tous les arts, la musique est menacée, voire envahie, par le kitsch. Les disharmonies, les bruits fâcheux s'infiltrent partout et polluent l'univers des euphonies. L'imposture dans la musique est une réalité triste. C'est vrai, les goûts ne se discutent pas, néanmoins l'initiation esthétique et le raffinement du goût musical devraient accompagner la formation de l'enfant. L'élever spirituellement. La vraie musique devrait s'adresser à l'esprit et éveiller des sentiments nobles. Elle est synonyme de la liberté et de l'espoir, de l'incessante recherche de l'illusion et du bonheur. "Qui néglige la musique ignore l'approche du sublime". (Louis Nucera)
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Quelle place pour la musique dans l'univers de Nietzsche ?
Nous vous proposons une série consacrée à la philosophie dans la musique et au rapport qu'entretiennent les philosophes avec la musique. Dans ce premier article, il sera question de Friedrich ...
Par Dorian Astor : Philosophe et germaniste
Publié par MDURAN02 le 06/07/2009
La méfiance de Nietzsche pour l'abstraction froide du langage l'amène tout naturellement à se tourner vers la musique qui joue dans sa vie et sa philosophie un rôle tout à fait exceptionnel. Nietzsche entend « redonner à l'art sa valeur existentielle, l'arracher à son statut de divertissement et de mascarade sociale pour l'élever au rang de problème, c'est-à-dire interroger son rapport à la vie et à la connaissance ». Interprétant la musique comme le reflet des valeurs de son temps, sa réflexion esthétique engage toute sa pensée philosophique ; sa critique de Wagner, en qui il crut voir un temps l'artiste capable de réconcilier l'apollinien et le dionysiaque avant de reconnaître et de rejeter avec virulence les relents nihilistes et destructeurs de vie de la musique wagnérienne, n'est pas un simple jugement esthétique ; elle a un fondement philosophique et métaphysique. Nietzsche misstraut der Sprache. Die Musik spielt eine wichtige Rolle in seinem Leben und in seiner Philosophie. Die Musik widerspiegelt die Werte seiner Zeit: nachdem er Wagners Oper lobgepriesen hat, die das Apollonische mit dem Dionysischen in Einklang bringen, wendet er sich von ihm ab, weil er darin Nihilismus und Zerstörung des Willen zur Kraft sieht.
SOMMAIRE
Art, vie, vérité
Nietzsche musicien
Métaphysique, morale et esthétique de Schopenhauer
La naissance de la tragédie : Apollon et Dionysos
Wagner, artiste de l'avenir
Wagner et Schopenhauer
La rupture avec Wagner
Une rupture avec soi-même
Carmen libératrice
Conclusion - Vers une physiologie de l'art
Bibliographie
Art, vie, vérité
« La vie sans musique est tout simplement une erreur, un calvaire, un exil. » ("Das Leben ohne Musik ist einfach ein Irrtum, eine Strapaze, ein Exil."). Cette phrase célèbre, extraite d'une lettre à son ami le compositeur Peter Gast, a le contour d'un aphorisme, et le tranchant d'une sentence. C'est le propre de Nietzsche d'avoir toujours cherché à subjuguer et provoquer son lecteur, à emporter son adhésion immédiate et le tenir à distance :
« Tout esprit profond a besoin d'un masque ; je dirais plus : un masque se forme sans cesse autour de tout esprit profond, parce que chacune de ses paroles, chacun de ses actes, chacune de ses manifestations est continuellement l'objet d'une interprétation fausse, c'est-à-dire plate. » (Nietzsche, Par-delà bien et mal, §40)
L'aphorisme ou la sentence, chez Nietzsche, sont un tel masque. Que la vie, sans la musique, soit une erreur, n'est pas une simple opinion, la formulation subjective d'un jugement de goût ; il y va de la nécessité d'interpréter une nouvelle articulation entre l'art, la vie et la vérité. Nietzsche entend instaurer un rapport nouveau entre la vérité et l'art, prenant une place inédite dans une histoire de la philosophie qui n'a cessé, depuis Socrate et la naissance de « l'homme théorique » (cf. La naissance de la tragédie, §15), de privilégier la connaissance au détriment de l'art, rejeté du côté de l'apparence et de l'illusion ; et Nietzsche fait émerger un rapport nouveau entre l'art et la vie, où se trouve retravaillé le concept même de vérité. L'un des aspects fondamentaux de la méthode nietzschéenne consiste en un déplacement critique où derrière l'évidence du fait, se décèle toujours une évaluation, une interprétation, c'est-à-dire une création ; derrière l'abstraction du concept se trahit une métaphore, c'est-à-dire la création d'une image. Nietzsche se méfie du langage, de sa propension à créer des universaux, des généralités abstraites, des vérités éternelles : métaphorique en son principe même, le langage est création, interprétation, attribution de valeurs et de sens. Et la vérité doit être pensée à son tour comme évaluation et interprétation, c'est-à-dire falsification nécessaire à la vie. Ce que nous appelons la réalité ou le donné, n'est rien d'autre que l'apparition de formes créées par des forces vitales instinctives et inconscientes : l'hypothèse fondamentale de Nietzsche, qu'il nommera volonté de puissance, consiste à dire que la seule réalité qui nous soit donnée est un monde complexe de forces, d'instincts, de pulsions qui y sont à l'œuvre et le font apparaître. Ainsi, l'art renvoie par excellence à l'activité créatrice comme complexe pulsionnel et désirant, et devient pour le philosophe le modèle privilégié d'un nouveau concept de vérité, dépendant de la puissance falsificatrice de la vie même.
Dans un fragment posthume d'Aurore, en 1880, Nietzsche définit de la manière suivante sa propre activité de lecteur et d'interprète :
« Je lis les penseurs et chante après eux leurs mélodies : je sais que derrière tous ces mots froids se meut une âme de désir, et je l'entends chanter, car ma propre âme chante quand elle est émue. »
Se méfier de l'abstraction froide du langage (et du langage philosophique au premier chef), cela signifie se mettre en quête de l'économie pulsionnelle qui le rend possible, le désir inconscient qui s'y manifeste ; par cette métaphore musicale, Nietzsche effectue un double mouvement critique : d'une part, la philosophie est mise à l'épreuve d'une psychologie, entendue en un sens nouveau comme interprétation des forces inconscientes ; et d'autre part, derrière toute science et toute morale, le philosophe à l'oreille fine entend tout d'abord une esthétique, elle aussi en un sens nouveau : non plus une théorie du jugement de goût, mais une psychophysiologie de l'art comme modèle interprétatif. Dans l'Avertissement à La naissance de la tragédie, sa première œuvre philosophique majeure (1872), Nietzsche le dit tout net :
« Je ne m'adresserai qu'à ceux qui ont une parenté immédiate avec la musique, ceux dont la musique est pour ainsi dire le giron maternel et qui n'entretiennent presque avec les choses que des relations musicales inconscientes. »
On voit ainsi se dessiner le rôle tout à fait exceptionnel de la musique au cœur même de la philosophie de Nietzsche, et c'est cette place centrale dont le présent article voudrait brièvement rendre compte.
Nietzsche musicien
Nietzsche n'a pas été seulement mélomane, il a été musicien lui-même. Formé à la philologie classique où il entamera une brillante carrière, il est autodidacte en philosophie comme en musique. Très jeune, l'enfant montre de réelles dispositions : fils de pasteur, il grandit dans une culture musicale où l'on connaît bien Schütz, Bach, Haendel (eux aussi natifs de Thuringe) et où l'on pratique le chant choral. Son père est un bon pianiste amateur, et Friedrich joue lui-même avec talent : ses contemporains se souviennent qu'il avait un goût tout particulier pour l'improvisation au piano. Toute sa vie, Nietzsche passera de longues heures au clavier, plongé avec fougue dans ses inventions musicales. Sa mère rapportait encore que, durant les premiers temps de sa démence, en 1890, Nietzsche qui ne pouvait presque plus tenir de discours cohérents, jouait encore avec une maîtrise impressionnante (cf. Podach, pp.152-153). Dès l'adolescence, il entreprend de composer, sans autre apprentissage que l'aide ponctuelle d'Albrechtsberger, un ancien professeur de Beethoven : des fragments d'oratorios, des pièces pour piano, et surtout des Lieder, sur des poèmes de Klaus Grothe, Sándor Petöfi, Pouchkine ou Hoffmann von Fallersleben, parfois sur des textes de sa propre main. A quatorze ans, non sans un peu de vanité, il décide de coucher par écrit le catalogue de ses œuvres ; en 1862, il projette un poème symphonique, Ermanarich, sur le modèle lisztien. Mais ses ambitions professionnelles sont bientôt réprimées par de sévères critiques ; Hans von Bülow par exemple, grand chef wagnérien, lui conseillera sur le ton le plus humiliant de se consacrer de préférence à la seule philosophie... De même qu'il met ses compétences philologiques au service d'une philosophie de l'interprétation, Nietzsche convertit bientôt ses ambitions musicales en réflexion esthétique et accorde à la musique un statut philosophique inédit. Cette sur- ou réévaluation radicale, Nietzsche la doit à son premier maître à penser, Arthur Schopenhauer (1788-1860).
Métaphysique, morale et esthétique de Schopenhauer
Dès 1864, le jeune Nietzsche se jette « à corps perdu » dans la lecture du Monde comme volonté et comme représentation, l'ouvrage majeur de Schopenhauer (1819, et 1844 pour la seconde partie). Il y découvre une métaphysique en apparence héritée de Kant, où sont distingués le monde en soi, inconnaissable, et le monde des phénomènes, tel que nos sens et notre connaissance peuvent seulement l'appréhender. Mais Schopenhauer introduit une conception originale : le monde des phénomènes est un monde d'apparences, ou plutôt d'apparitions de formes et d'êtres individués, limités, qui apparaissent sur le fond d'un monde qui, lui, est non-individué et illimité, et dont ils sont comme l'expression ou la manifestation. Ce monde en soi, Schopenhauer l'assimile à l'Être comme force infinie, pulsion ou désir universel qu'il nomme le « vouloir-vivre ». Sans cesse, cette force unique se particularise, se divise en autant de manifestations singulières et finies. Ainsi, chaque être participe du vouloir-vivre universel, mais sur ce mode limité et fini. Et dans cette contradiction entre l'infini tout-puissant du vouloir-vivre et ses manifestations finies, Schopenhauer découvre tout le tragique de l'existence : les individus participent du Tout par la force vitale dont ils sont issus et traversés, mais en sont séparés par leur finitude, éprouvant dans la souffrance l'impuissance de leurs actions, l'insatisfaction perpétuelle de leurs désirs, la frustration permanente de leurs pulsions.
Influencé par le bouddhisme, Schopenhauer ne voit pour toute réponse à notre tragédie existentielle qu'une morale de la résignation, une morale que Nietzsche qualifiera plus tard d'ascétique : suspendre le cycle infernal de la volonté, tendre à ne plus désirer, ne plus vouloir. Le succès de cette tâche, il le nomme nirvana. Quels en sont les moyens ? Schopenhauer envisage deux voies pour y parvenir. La première est le sentiment de pitié : la considération de la souffrance d'autrui nous permet de prendre conscience de l'universalité du vouloir-vivre et de nous arracher à nos limites individuelles. La seconde voie est celle de la contemplation esthétique, qui est selon la théorie kantienne un jugement désintéressé : la beauté artistique s'adresse à nous en tant que sujets purs de la connaissance ; elle nous fait accéder à une objectivité de la volonté par la reproduction d'Idées que nous contemplons. Et Schopenhauer de proposer une classification des beaux-arts à partir de cette conception. Elle se base sur l'arrachement progressif au monde des phénomènes : on s'élève peu à peu de l'architecture, qui exprime des forces élémentaires (physiques et dynamiques), jusqu'à la tragédie : le héros tragique y atteint la résignation totale, stade ultime de la morale schopenhauerienne, et dont l'art est la propédeutique.
Etrangement, la musique n'apparaît pas dans cet ordre des arts ; car elle ne représente rien, ne reproduit aucune Idée. En revanche, elle est une reproduction de la Volonté elle-même (« ein Abbild des Willens selbst ») :
« La musique, qui va au-delà des idées, est complètement indépendante du monde phénoménal ; elle l'ignore absolument, et pourrait en quelque sorte continuer à exister, alors même que l'univers n'existerait pas [...]. C'est pourquoi l'influence de la musique est plus puissante et plus pénétrante que celle des autres arts ; ceux-ci n'expriment que l'ombre, tandis qu'elle parle de l'être [...] c'est là ce qui lui donne une si haute valeur et en fait le remède de tous nos maux [...]. Elle exprime ce qu'il y a de métaphysique dans le monde physique, la chose en soi de chaque phénomène. En conséquence, le monde pourrait être appelé une incarnation de la musique tout aussi bien qu'une incarnation de la volonté. » (Le monde comme représentation et comme volonté, I, pp. 267-276)
Cette promotion inouïe de la musique en métaphysique ne va pas sans paradoxe : car pour se déployer, l'acte musical nécessite l'espace et le temps, qui sont pour Kant (dont Schopenhauer est l'héritier) les conditions a priori de notre sensibilité, et donc du monde phénoménal. Mais puisque pour Schopenhauer, le monde en soi est volonté, il est donc une pure force, une pulsion ou tension infinie, sans sujet ni objet. Or la musique, qui reste bien entendu un phénomène, imite ou reproduit directement cette force en perpétuelle expansion : elle n'est pas à proprement parler un objet, mais elle-même une force qui ne traverse aucun objet (comme la force de pesanteur traverse au contraire un édifice de marbre), elle ne fait en quelque sorte que traverser l'existence de l'individu comme le vouloir-vivre lui-même. La musique est l'expression la plus immédiate possible du monde comme volonté dans le monde comme représentation. Jamais philosophie n'aura accordé un statut aussi éminent à la musique. Nietzsche s'en souviendra.
La naissance de la tragédie : Apollon et Dionysos
En 1872, Nietzsche est professeur de philologie à l'université de Bâle, et publie un premier ouvrage, qui ne manquera pas de susciter de vives polémiques dans les milieux universitaires : La naissance de la tragédie enfantée par l'esprit de la musique (Die Geburt der Tragödie aus dem Geiste der Musik). Traitant du genre tragique dans la Grèce antique, Nietzsche va bien au-delà d'une austère étude philologique : il en propose une interprétation originale qui jette les bases non seulement d'une esthétique, mais d'une démarche critique aux vastes conséquences. Avec la tragédie, l'intuition esthétique des Grecs s'est d'abord manifestée en images et symboles, mais aussi en rythmes, en chants et en danses, et non en concepts comme le feront les philosophes à partir de Socrate. Nietzsche voit dans son émergence l'expression de forces ou pulsions artistiques de la nature elle-même ; et il en distingue deux, qu'il place sous le signe des deux grands dieux grecs : Apollon et Dionysos. L'apollinien est production d'images idéalisées, de belles apparences aux contours nets (la statue, le personnage) : Apollon est le dieu de l'individuation, son domaine est celui des arts plastiques, et son modèle est le rêve : traduction de pulsions en images, et distanciation par rapport à la réalité. Le dionysiaque est au contraire l'abolition des frontières individuelles, il est rétablissement de l'unité originaire de la nature, son domaine est celui des arts non plastiques (en premier lieu la musique) et son modèle, l'ivresse. Pour Nietzsche, la tragédie attique réconcilie ces deux pulsions de la nature ; née du chœur, constitué à l'origine de groupes de satyres célébrant en musique et dans l'ivresse le culte de Dionysos, elle se présente comme « la manifestation et la transposition en images des états dionysiaques, comme la symbolisation visible de la musique, comme le monde de rêve que suscite l'ivresse dionysiaque » (La naissance de la tragédie, §14). On comprend ainsi le titre complet de l'ouvrage : « l'esprit de la musique », c'est le dionysiaque, fonds originaire du monde, expression artistique immédiate des forces de la nature, d'où s'arrachent les individus, les formes, l'apparence apollinienne.
Ce faisant, Nietzsche reprend à son compte les deux manières qu'avait Schopenhauer de concevoir le monde : l'apollinien est du côté du Monde comme représentation, le dionysiaque du côté du Monde comme volonté, et les deux philosophes ont en commun une vision tragique de l'existence. Mais Nietzsche est loin d'en tirer les mêmes conséquences que son maître. Là où Schopenhauer déplorait l'insurmontable contradiction entre l'individu et le tout, Nietzsche observe dans l'art grec de puissantes forces de réconciliation, la capacité d'affirmer l'intégralité du monde et de ses contradictions sous la forme synthétique de la tragédie, où Apollon et Dionysos font alliance. Une vie plus puissante, plus affirmative, est donc possible, et les Grecs d'avant Socrate resteront pour Nietzsche un modèle à la fois esthétique et éthique de tout premier plan. Schopenhauer prônait une résignation totale, une suspension de la volonté pour ne plus souffrir ; Nietzsche, grâce aux Grecs, prône une affirmation intégrale, une intensification de la volonté. Au nirvana qui était pour Schopenhauer la seule forme possible du bonheur, Nietzsche substitue l'amor fati (l'amour du destin), où le malheur et la souffrance mêmes deviennent sources de puissance et de création, c'est-à-dire de joie. Avec le temps, Nietzsche s'éloignant de Schopenhauer refusera le dualisme abstrait de deux mondes, mais surtout le monisme du vouloir-vivre : la « volonté » n'est pas une force unique et aveugle qui s'aliène dans la multiplicité de la représentation ; elle est elle-même multiplicité, différence, et c'est à cette condition seulement qu'elle peut être créatrice et artiste, au cœur même de tout ce qui apparaît. Il n'y a rien derrière l'apparence, la volonté est elle-même le complexe de puissance de toutes les forces d'apparition et de différentiation : il la nommera volonté de puissance. Dionysos demeurera toutefois tout au long de l'évolution philosophique de Nietzsche : Zarathoustra en sera le prophète, et Nietzsche, au bord de la démence, signera encore certaines lettres du nom de Dionysos. Parce que Dionysos reste la meilleure métaphore, le meilleur personnage conceptuel pour exprimer le pur devenir, la puissance infinie de métamorphose de la vie. Mais Dionysos est un dieu effrayant, qui détruit autant qu'il crée, et dont la puissance infinie est une pensée trop grande pour l'homme (le chœur grec déplore toujours, face à l'hybris du héros, la puissance écrasante du destin). L'art est ainsi le moyen privilégié pour qu'une expérience de cette toute-puissance soit possible et vivable, il est une forme de l'affirmation de ce qui est trop grand ; c'est le sens du célèbre fragment posthume : « Nous avons l'art pour ne pas mourir de la vérité ».
Nietzsche toutefois conserve de Schopenhauer une idée essentielle : la musique, n'étant pas un art plastique, n'appartient presque pas au domaine de l'apparence ; elle exprime presque immédiatement les forces elles-mêmes, leur devenir et leur puissance de perpétuelle métamorphose ; la musique est flux, et non pas forme. Ainsi, elle touche au plus près à la dimension fondamentalement pulsionnelle de la réalité, elle est un accès privilégié à la vérité : « La vie sans musique est tout simplement une erreur ». Dès La naissance de la tragédie, la musique est donc un champ d'investigation de premier plan pour observer l'état d'une culture, sa capacité à supporter et affirmer la vie. Le philologue ne se contente pas de faire l'archive du passé grec, il y trouve des éléments pour une critique de la culture, qui sera son principal objectif philosophique. Que nous reste-il, dans l'Europe du XIXe siècle, de cette prodigieuse capacité qu'avaient les Grecs présocratiques à affirmer la vie ? Y a-t-il encore des forces alternatives à l'instinct théorique et scientifique hérité de Socrate, et dont la modernité meurt peu à peu ? En un mot : existe-t-il aujourd'hui un artiste dionysiaque ?
Wagner, artiste de l'avenir
Il ne suffit pas de dire que La naissance de la tragédie est dédiée au compositeur Richard Wagner (1813-1883) ; il faut encore observer comment Nietzsche entreprend d'articuler de manière inédite la tragédie grecque, la philosophie de Schopenhauer et l'opéra wagnérien. Dès le texte de la dédicace, le philosophe se montre extrêmement clair sur la tâche qu'il s'est donnée :
« Peut-être les Allemands seront-ils surtout scandalisés de voir un problème esthétique pris avec tant de sérieux, s'il s'avère qu'ils ne sont plus en état de reconnaître dans l'art autre chose qu'un à-côté divertissant, ou qu'un tintement de grelots dont pourrait bien se passer, après tout, le "sérieux de l'existence". Comme si personne ne savait, quand on se prête à ce genre de confrontation, ce que recouvre le "sérieux de l'existence". Mais pour leur gouverne, à ces esprits sérieux, j'affirme, moi, que je tiens l'art pour la tâche suprême et l'activité proprement métaphysique de cette vie, au sens où l'entend l'homme à qui j'ai voulu dédier ce livre [Wagner], comme au lutteur sublime qui m'a précédé dans cette voie. »
Il s'agit donc d'un geste triple : redonner à l'art sa valeur existentielle, l'arracher à son statut de divertissement et de mascarade sociale pour l'élever au rang de problème, c'est-à-dire interroger son rapport à la vie et à la connaissance, comme l'ont fait les tragiques grecs, - on pense à la conception nietzschéenne de « la vie comme énigme, comme problème de la connaissance » (Généalogie de la morale, II 8) ; proposer une esthétique qui ne soit pas une théorie du jugement, comme l'avait fait Kant ; non pas une définition générale des conditions a priori du sentiment du beau comme faculté, mais une interprétation de l'art comme symptôme des forces en jeu dans une culture donnée ; repérer enfin une figure d'artiste qui puisse remplir le rôle critique nécessaire, et incarner l'exigence d'un renouveau de la culture : ce sera Wagner.
Nietzsche a entendu parler de Wagner dès 1861, à une époque où le compositeur aux affinités révolutionnaires est un exilé politique, à Paris puis à Zurich (il lui faudra attendre l'accession au trône du tout jeune Louis II de Bavière, en 1864, pour faire un retour spectaculaire en Allemagne). Nietzsche, qui a accès aux réductions pour piano de ses opéras, éprouve d'abord des sentiments mêlés, jusqu'à ce qu'il découvre Tristan et Isolde (il se rappelle, dans Ecce Homo encore, qu' « à partir du moment où il y eut une réduction pour piano de Tristan, [il fut] wagnérien »). Il rencontre enfin personnellement le musicien à Leipzig en 1868, et se trouvant alors proprement subjugué par sa personnalité, il prend fait et cause pour le projet de Wagner de fonder son propre festival, sur la colline de Bayreuth. La production des Maîtres chanteurs de Nuremberg à Dresde en 1869, et les deux représentations de Tristan et Isolde à Munich en 1872, représentent pour le philosophe un bouleversement sans précédent. La séduction de Wagner s'exerce sur Nietzsche en deux sens : la figure de l'artiste d'avant-garde, anti-académique et révolutionnaire, est un signe du possible renouvellement de la culture, une promesse d'avenir ; par ailleurs, si Nietzsche n'entretient avec les choses « que des relations musicales inconscientes », l'expérience wagnérienne sera pour lui une relation de cet ordre, qui permet à la réception esthétique de s'élever au rang d'intuition philosophique ; dans une lettre de 1868, Nietzsche écrit :
« Les vibrations affectives de sa musique, les plus secrètes vagues de cette mer schopenhauérienne de sons provoquent un choc que je sens résonner en moi, si bien que mon écoute de la musique de Wagner est une jubilante intuition, une bouleversante découverte de moi-même. » (Correspondance, I, p. 632-633)
Nietzsche trouvait ainsi une correspondance intime entre la pensée de Schopenhauer et la musique de Wagner. C'est que Wagner lui-même avait été profondément influencé par le philosophe.
Wagner et Schopenhauer
Fin septembre 1854, le poète socialiste-révolutionnaire Georg Herwegh (1817-1875) met entre les mains de Wagner l'œuvre maîtresse de Schopenhauer. Dès la première phrase, le compositeur est sous le choc : « Le monde est ma représentation ». Très vite, il saisit l'essentiel, et s'y reconnaît, déclarant plus tard dans son autobiographie :
« En parcourant mon poème des Nibelungen, je m'aperçus avec étonnement que ce qui me rendait maintenant si perplexe dans cette théorie m'était depuis longtemps devenu familier dans ma propre conception poétique. C'était seulement maintenant que je comprenais mon Wotan et, bouleversé, je repris de plus près l'étude du livre de Schopenhauer. » (Ma vie, pp. 521 et sq)
En un an seulement, Wagner ne lira pas moins de quatre fois Le monde comme volonté et comme représentation. Son nouvel opéra, Tristan et Isolde, est le fruit de cette rencontre : « Ce fut sans doute en partie l'état de gravité où m'avait plongé Schopenhauer et qui maintenant réclamait d'être exprimé de façon extatique dans ses traits fondamentaux, qui m'inspira la conception d'un Tristan et Isolde. ». Ses traits fondamentaux ? D'une part, un monde conscient, qui se donne l'illusion des causes et des explications, des motifs et de la liberté, un monde diurne fait d'apparences trompeuses ; d'autre part, un monde inconscient, qui n'a d'autre moteur qu'un vouloir-vivre aveugle, un monde nocturne de désirs infinis. Pris dans le monde des phénomènes, l'homme souffre de cet infini de ses désirs qui lui vient du monde comme vouloir, et qui ne peut se surmonter qu'en niant le vouloir-vivre lui-même. C'est déjà le monde de Tristan.
Il faudrait d'abord sans doute distinguer ce qui dans Tristan est redevable à Schopenhauer, et ce qui lui est simplement commun, étant héritiers l'un et l'autre du romantisme allemand. La glorification de la nuit dans Tristan relève d'un mouvement fondamental de l'esthétique et de la mystique romantiques. On pense aux Hymnes à la nuit de Novalis : « Faut-il que le matin revienne ? [...] L'offrande secrète de l'amour ne brûlera-t-elle jamais éternellement ? [...] Sommeil sacré ! ». Ou encore à la Lucinde de Friedrich von Schlegel, dans laquelle à la grande nuit de l'amour s'oppose le « désir brûlant et stérile, l'éblouissement futile du jour ». L'opposition du jour et de la nuit, si fondatrice dans Tristan, double et illustre l'opposition entre le fini et l'infini, le déterminé et l'indéterminé, les contours tranchants de l'individu conscient et l'expansion cosmique de ses désirs inconscients. C'est en cela qu'elle rejoint la vision schopenhauerienne.
Mais l'axe essentiel autour duquel s'articule le lien entre Wagner et Schopenhauer, c'est la question du salut. Le jugement de Wagner est explicite :
« A côté de ce philosophe tous les Hegel et compagnie sont des charlatans ! Sa pensée maîtresse, la négation finale du vouloir-vivre, est d'une terrible gravité ; mais c'est la seule voie du salut. » (Lettre à Liszt datée du 16 décembre 1854)
De Tannhäuser à Parsifal, le thème de la Rédemption parcourt toute l'œuvre de Wagner. Les héros wagnériens ne cessent de vouloir renoncer à leur volonté et s'arracher à leurs désirs. La sexualité est visée au premier chef, depuis la malédiction de Tannhäuser qui s'est perdu dans les bras de Vénus, jusqu'au chaste Parsifal. Déjà Schopenhauer prônait la chasteté comme le premier pas vers l'ascétisme et la renonciation au vouloir-vivre. Mais Schopenhauer est un philosophe de la haine des corps et des désirs, il abhorre le sexe et ridiculise l'amour. Le salut, chez Schopenhauer, est avant tout un rejet radical, un renoncement ascétique. Or, chez l'artiste Wagner, il en est tout autrement, et Tristan esquisse une interprétation toute personnelle du renoncement schopenhauerien, qui est une sorte de contresens volontaire et productif. S'il y a rejet du monde et recherche du salut, c'est précisément dans la quête d'un amour total, fusionnel, qui dépasse l'individu pour faire du couple la nouvelle unité. Que cette fusion amoureuse réclame la nuit, la mort et l'anéantissement, ce n'est que la conséquence d'une affirmation effrénée de la participation de l'amour au monde en soi. C'est tout le mouvement de l'immense duo de Tristan et Isolde à l'acte II. Il y a chez Wagner une étrange affirmation dans la négation, une Rédemption mutuelle de Tristan par Isolde et d'Isolde par Tristan. Si Isolde meurt seule, à la suite de Tristan, c'est que leur drame est celui du monde des phénomènes : l'espace et le temps les ont séparés, Isolde a dû traverser les mers et arrive trop tard. Cette péripétie tragique appartient au théâtre, et n'est qu'affaire de décalage chronologique : tout le Liebestod d'Isolde, qui conclut l'opéra, tend à le surmonter, dans un mouvement qui trouve son intemporalité dans le traitement d'une musique pure. Car c'est en dernière instance par la musique même que Wagner arpente le chemin qui mène à la négation du monde comme représentation - et s'il exprime une négation du vouloir-vivre, si Tristan et Isolde expriment de toutes leurs forces un « vouloir-mourir », c'est avant tout parce que la Rédemption passe par un pur « vouloir-désirer », sans limite et sans frein. A la musique, il attribue une puissance de libération, d'expansion cosmique, et non une fonction négative de refus.
La rupture avec Wagner
Tout commence avec la création du Festival de Bayreuth, où Wagner crée à grands frais les conditions idéales de représentation de ses opéras : un Festspielhaus entièrement dédié à son œuvre, possédant une acoustique exceptionnelle (l'orchestre est pour la première fois caché dans une fosse sous l'orchestre, équilibrant le rapport sonore avec les voix et donnant l'illusion que la musique surgit de nulle part), et juché comme un temple au sommet d'une colline. Wagner a beaucoup d'ennemis, mais le soutien indéfectible de Louis II de Bavière, prêt à ruiner le royaume pour son protégé. Autour de l'action avant-gardiste du compositeur se cristallise le sentiment national : Wagner sera-t-il la voix de la grande Allemagne à venir, l'incarnation du génie allemand ? Dès sa Quatrième considération inactuelle (1876), intitulé « Wagner éducateur », Nietzsche se demande si le peuple allemand sera digne d'un tel événement, s'il en comprendra la juste portée. Il admire encore la personnalité exceptionnelle de l'artiste, son art de la synthèse entre une dimension lumineuse (une éthique de la fidélité) et une part sombre (un opportunisme féroce), une volonté de fer qui n'est pas encore nommée « volonté de puissance », mais qui correspond au concept futur du philosophe : une hiérarchisation des instincts sous une irrépressible direction, force plastique et créatrice, pensée tragique par excellence. Mais déjà le soupçon d'une mauvaise réception, et surtout l'apparition d'une critique psychologique de l'artiste, trahissent le malaise de Nietzsche.
L'ouverture du festival de Bayreuth, en 1876, est une très amère déception : rien d'autre qu'une « kermesse allemande », le ramassis de tout ce que l'Allemagne possède de nationalistes bigots et antisémites. Et ce public indigne s'émeut des grandes fresques de la mythologie germanique, y nourrit son sentiment de supériorité, sa mystique du peuple et son hypocrisie religieuse. Mais la critique nietzschéenne portera désormais inéluctablement toujours plus loin : Wagner est moins un musicien qu'un comédien, un véritable histrion, maître absolu de l'effet. Sa musique est une hypnose, un narcotique, le contraire d'un stimulant vital. A partir de Humain, trop humain (1878) et jusqu'aux deux ouvrages de la dernière période, Le cas Wagner et Nietzsche contre Wagner (1888), la lutte de Nietzsche contre l'esthétique et la morale wagnériennes ne cesseront de s'intensifier. Schopenhauer est pris dans cette tourmente : Nietzsche doit s'arracher à ce pessimisme fondamental qui veut nier la vie (la volonté) au lieu de l'affirmer, qui prône l'ascèse au lieu de la puissance, le renoncement au lieu de la lutte. Avec leur soif de rédemption, leur condamnation de la vie au profit de l'idéal, Schopenhauer et Wagner se rangent à côté des prêtres et de leur morale destinée aux esclaves. Rédemption, sacrifice, chasteté : tout le cortège des valeurs nihilistes épuisées par la vie, et qui veulent simplement en finir avec elle. Derrière ce nihilisme, Nietzsche détecte encore une extraordinaire volonté de puissance, mais tournée vers le mensonge et la haine de la vie :
« Tout à coup, il [Wagner] il comprit qu'il y avait davantage à faire pour la plus grande gloire de la musique [...], grâce à la théorie et à l'innovation de Schopenhauer, c'est-à-dire grâce à la souveraineté de la musique, telle que Schopenhauer l'avait comprise : la musique placée à part, en face de tous les arts, art indépendant par excellence, qui ne se borne pas, comme les autres, à présenter des reflets des phénomènes, mais plutôt qui parle le langage de la volonté même, jaillissant directement du fond de l' "abîme", comme sa révélation la plus personnelle, la plus originelle et la plus spontanée. Avec cette extraordinaire réévaluation de la musique, telle qu'elle semblait ressortir de la philosophie de Schopenhauer, s'élevait du même coup, de façon prodigieuse, le prix du musicien lui-même : il devient maintenant un oracle, un prêtre, plus qu'un prêtre, une sorte de porte-parole de "l'en-soi" des choses, un téléphone de l'au-delà. » (Généalogie de la Morale, §5)
Une rupture avec soi-même
L'enthousiasme presque naïf avec lequel Nietzsche a pris fait et cause pour Wagner, croyant reconnaître la figure dont sa philosophie avait besoin, ne cesse d'être mis à mal par la réalité et l'évolution du compositeur. Mais en premier lieu, c'est le développement lui-même de la pensée de Nietzsche qui nécessite une prise de distance de plus en plus grande. Nietzsche est un philosophe polémique au sens le plus fort : sa démarche critique est une succession de déclarations de guerre, de recherches d'ennemis et de résistances, puisqu'il s'agit de démasquer le mensonge, la décadence, les états maladifs, les soubassements pulsionnels de toute morale, et de comprendre enfin quel type de créateur une création suppose et exprime. Nous ne soulignerons jamais assez combien la prise de distance vis-à-vis de Wagner a été violente et douloureuse pour Nietzsche (mais aussi pour Wagner), combien ce retournement est un arrachement, une forme de lutte contre soi-même avant tout.
« Je suis, tout autant que Wagner, un enfant de ce siècle, je veux dire un décadent, avec cette seule différence que, moi, je l'ai compris, j'y ai, moi, résisté de toutes mes forces. Le philosophe, en moi, y résistait. [...] Mon expérience la plus marquante fut une guérison. Wagner n'est qu'une de mes maladies. » (Le cas Wagner, avant-propos)
Et comme pour Nietzsche, santé et maladie ne sont que des points de vue réciproques, des perspectives permettant de saisir la vie et ses manifestations comme augmentation et diminution de puissance, qualifier Wagner de maladie n'implique pas une condamnation morale ; Wagner, devenu personnage philosophique ou conceptuel, désigne un type de vie, un type physiologique. C'est pourquoi Nietzsche peut conclure l'épilogue au Cas Wagner sur ces lignes :
« Pour porter un diagnostic sur l'âme moderne - par où devrait-on commencer ? Par un coup de bistouri résolu dans cette inconciliable opposition des instincts, par une mise à nu de leurs valeurs en conflit, par une vivisection entreprise sur le cas clinique le plus révélateur. Pour le philosophe, le cas Wagner est plus qu'un cas d'espèce, c'est une véritable aubaine ! - Ces pages, on l'aura compris, sont dictées par la reconnaissance. »
Carmen libératrice
n le voit, si Nietzsche a profondément souffert de la rupture avec son ami Wagner, son analyse critique n'a en réalité rien de personnel, et de même que le nom de Wagner avait valu dans sa jeunesse pour une promesse d'avenir à l'échelle de la civilisation européenne, une inversion salutaire des valeurs, et même comme une métaphore de la réconciliation des deux principes existentiels fondamentaux, l'apollinien et le dionysiaque, « Wagner » vaudra désormais pour tout ce qui est allemand. Et par un renvoi perpétuel de métaphores, ce qui est allemand renvoie au concept même de décadence : nihilisme, ascétisme, idéalisme, nationalisme, etc. A ce réseau de métaphores s'ajoute celle qui oppose le Nord et le Sud, omniprésente chez Nietzsche, et remplissant des fonctions diverses. Tantôt le Nord sera la métaphore de la vie active, guerrière, saine, impitoyable (les « brutes blondes » de la Généalogie de la morale), tandis que le Sud incarnera la vie réactive, la morale des esclaves, le monothéisme oriental, les prêtres sémites. Tantôt au contraire, comme c'est le cas dans son interprétation de la musique, le Nord sera au contraire signe de la vie diminuée, de la brume indifférenciée, de la nuit idéaliste du romantisme, des forces frigides du nihilisme ; et le Sud incarnera la santé des climats secs et chauds, la transparence du regard et l'éclat solaire de la connaissance. C'est que par ailleurs, Nietzsche malade a souffert des climats froids et humides, et recouvré quelquefois la santé au contact des climats méditerranéens. Les dernières années de sa vie consciente, il les passe sur la Côte d'Azur ou en Italie.
A Wagner, Nietzsche opposera donc bientôt Carmen de Bizet, lorsqu'il aura découvert l'ouvrage en novembre 1881. On a souvent dit qu'il avait choisi l'opéra de Bizet à seule fin d'humilier Wagner, parce qu'on a cru blasphématoire de préférer Bizet à Wagner. Mais Carmen a beau être l'un des opéras les plus populaires au monde, les plus ressassés sous forme d'extraits célèbres, il n'en reste pas moins que c'est un extraordinaire chef-d'œuvre, qui fait preuve d'une intelligence dramaturgique et d'un génie musical incontestables. Le fait est qu'il faut prendre Nietzsche au sérieux lorsqu'il juge Carmen ; encore une fois, il ne s'agit pas du simple jugement de goût d'un dilettante - Carmen est prise dans une interprétation des valeurs, une argumentation serrée qui engage la pensée philosophique de Nietzsche tout entière.
« Cette œuvre aussi délivre ; il n'y a pas que Wagner qui soit un "libérateur". Elle vous emporte loin du nord brumeux, de toutes les vapeurs de l'idéal wagnérien. L'action, à elle seule, suffit à vous en délivrer. Elle a gardé de Mérimée la logique dans la passion, la concision du trait, l'implacable rigueur ; elle a surtout ce qui est propre aux pays chauds, la sècheresse de l'air, la limpidezza de l'air. Là, sous tous les rapports, le climat change. Là parle une autre sensualité, une autre gaîté sereine. Cette musique est gaie, mais pas d'une gaîté française ou allemande. Sa gaîté est africaine. L'aveugle destin pèse sur elle, son bonheur est bref, soudain, sans merci. » (Le cas Wagner, §2)
Ni la référence à un opéra comique, ni les critères météorologiques ne sont triviaux - il y va d'une typologie des états vitaux. Que Nietzsche ait pu sans migraine demeurer cinq heures, et vingt fois de suite, à écouter la musique de Bizet, est un argument sérieux, parce qu'il parle en faveur de la vie, de la puissance, de la santé. Il s'agit d'un critère irréfutable d'évaluation, et par là même de vérité, en ce sens très spécifique où l'emploie Nietzsche.
Conclusion - Vers une physiologie de l'art
L'expérience Wagner est pour Nietzsche le critère constant à partir duquel il a pu éprouver les victoires de la pensée, Wagner est par définition ce qui a dû être surmonté, comme doit l'être l'Homme lui-même dans Zarathoustra. Mais le « cas Wagner » est aussi un instrument méthodologique de premier plan, métaphore exemplaire de la critique généalogique ; véritable instrument de mesure des états vitaux, il trahit l'exacte portée de la musique dans la philosophie de Nietzsche. La métaphysique ramenée à une morale, la morale ramenée à une esthétique, l'esthétique ramenée à une physiologie. Il ne s'agit pas d'un simple réductionnisme. Sur cette ligne, Nietzsche se meut en tous sens, offrant un réseau particulièrement complexe et extrêmement rigoureux de métaphores se renvoyant les unes aux autres : c'est un perspectivisme éclairant une nouvelle conception de la vérité comme interprétation et évaluation. La musique articule les ressorts les plus puissants de la méthode nietzschéenne pour évaluer la vie. C'est bien pour cette raison que la vie sans musique serait une erreur. Une erreur d'interprétation.
Septembre 2008
Bibliographie
NIETZSCHE, Friedrich. 1970. Giorgio Colli et Mazzino Montinari (éd.), Oeuvres philosophiques complètes. Paris : Gallimard.
PODACH, Erich Friedrich. 1978 (1931). L'Effondrement de Nietzsche, trad. de l'allemand par A. Vailland et J.-R. Kuckenburg. Paris : Gallimard.
WAGNER, Richard. 1976. Gregor Dellin (Hg.), Mein Leben. Munich : Paul Liszt Verlag.
WAGNER, Richard. 1978. Ma vie, trad. de M. Hulot. Paris : Buchet Chastel.
Pour citer cette ressource :
Dorian ASTOR, "Friedrich Nietzsche et la musique", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), juillet 2009. Consulté le 24/06/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/allemand/arts/musique/friedrich-nietzsche-et-la-musique
Hans-Dieter Bahr, Traduit de l’allemand par Claudine Villetet
Dans Le Philosophoire 2019/2 (n° 52), pages 169 à 208
La musique et l’utopie des sentiments
Hans-Dieter Bahr
Traduit de l’allemand par Claudine Villetet
Résumé
J’interroge tout d’abord certaines philosophies de la musique (depuis Kant) dans le rapport qu’elles ont entretenu avec les sentiments. Les grands penseurs ont généralement peu apprécié le psychologisme courant, selon lequel les sentiments étaient de simples états psychiques subjectifs que la musique pouvait éventuellement susciter. Dans la seconde partie, je tente de libérer la théorie des sentiments de ce psychologisme, pour mettre en évidence la singularité de l’épistémè des sentiments. Les grandes oeuvres musicales n’auraient-elles pas plutôt pour vocation de générer des sentiments encore inconnus, «utopiques»?
Philosophie et musique
Dans La République de Platon, Socrate avait remarqué qu’il
existait des « harmonies plaintives » ou « molles », que l’on ne
devrait pas admettre « dans notre cité (idéale)1 ». En revanche,
il y avait des harmonies « puissantes » ou « volontaires », qui imitent « avec le plus de beauté les accents des malheureux, des heureux, des sages et des braves2 ». Mais pour Socrate, il ne s’agissait pas seulement d’une jouissance musicale, qui devait être adaptée à la mouvance des sentiments : si la musique était la chose la plus importante dans l’éducation, c’est que « le rythme et l’harmonie ont au plus haut point le -pouvoir de pénétrer dans l’âme et de la toucher fortement, apportant avec eux la grâce3 […] ». La musique ferait naître et cultiverait des sentiments nourrissant un comportement vertueux. Dans sa Politique, Aristote partageait cette conception. La musique servirait à la « formation des moeurs », parce qu’elle peut, par un processus de purification, « exercer une grande influence sur les âmes4 ». Pratiquée « aujourd’hui » plutôt comme un simple délassement, comme une détente ou un plaisir, la musique était par contre « autrefois » considérée comme un moyen de formation, dont le but était le loisir (σχολή) qui, ne servant aucune autre fin, était le seul à porter en lui-même le bonheur véritable et la félicité5. Voilà les idées dont fut imprégnée l’Europe pendant des siècles à propos de la « formation artistique6 ». Mais depuis le siècle des Lumières, la croyance en la possibilité d’exercer par une éducation des sentiments une influence morale sur le comportement des hommes a perdu de sa vigueur7. Elle s’est définitivement éteinte au XXe siècle, lorsque furent connus les témoignages et les images relatives aux crimes des nazis, dont on dit qu’ils étaient amateurs de musique et connaisseurs avisés des arcanes de celle-ci. Les XVIIIe et XIXe siècles avaient souvent présenté la musique comme une sorte de « langage des sentiments » qui lui permettait d’être universellement comprise. Mais à la différence des paroles mises en musique dans les Lieder, oratorios et opéras, qui nomment différents sentiments concrets, cet universalisme du langage des sentiments restait, dans la musique instrumentale pure, une abstraction. Il ne renvoyait à aucun objet et ne pouvait être perçu qu’à travers des grilles de lecture schématiques du domaine de l’affectivité. Comme on pensait que seuls les grands compositeurs savaient transmettre ce langage universel des sentiments en sons et en tons, en rythmes, mélodies et harmonies, on pouvait refermer ici le cercle des arguments : sous l’influence de certains sentiments sur les oeuvres des compositeurs, ceux-ci exprimaient en notes vibrantes ce qui s’imprimait à son tour sur les auditeurs, pour susciter en eux les sentiments correspondants.8
Le concept platonicien de mimèsis, selon lequel le compositeur
« imite » des sentiments en les transcrivant, en quelque sorte, sur leplan musical pour les faire naître chez l’auditeur par la forme de cette musique, est resté intact. Cette idée sembla établir définitivement le fait que les sentiments pour la musique ne se transformeraient jamais. Mais en quel sens les sentiments doivent-ils pouvoir « résonner à nouveau » dans la musique pour qu’en naisse ensuite un « écho9 » dans le coeur de l’auditeur ?
Au XXe siècle, de grands compositeurs – comme Claude Debussy et ses Préludes10, comme Igor Stravinsky avec son Histoire du soldat et surtout comme Arnold Schönberg avec son Quatuor à cordes n° 4 – commencent à se détourner de plus en plus des tentatives de créations musicales qui soient les reflets d’impressions et d’expressions de « sentiments11 ». Mais par quel médium la musique pourrait-elle alors être perçue en tant que musique et pas seulement comme phénomène acoustique ou comprise uniquement dans sa structure formelle ? Selon Ernst Bloch, Franz Schubert s’était déjà demandé si cela avait un sens de parler de « musique légère », et Jean Paul avait attiré l’attention sur le rapport spécifique de la musique à un monde à venir12, l’opposant à la simple présence de sentiments connus. Pourtant, comment la musique est-elle capable d’émouvoir et de toucher les êtres humains au point qu’en eux émergent des sentiments qui métamorphosent ceux qui les habitaient auparavant, jusqu’à prendre leur place ? Comment, s’il ne s’agissait plus avant tout d’associer des sentiments familiers, connus, à une certaine musique, s’il ne s’agissait plus de vouloir les imiter par la musique mais plutôt d’appeler à travers eux des mouvements émotionnels qui nous sont étrangers, qui peuvent être accompagnés de sentiments différents de tous ceux que nous avions éprouvés auparavant ? Comme si unetelle musique ouvrait un espace à des « sentiments utopiques » ?
1. La “Sonate à Kreutzer” de Tolstoï
En 1890, parut la nouvelle de Tolstoï La Sonate à Kreutzer13.
Le narrateur relate un voyage en train, au cours duquel il a fait la
connaissance d’un homme du nom de Poznidchev, qui lui révéla
avoir assassiné sa femme au couteau, alors qu’il était submergé par la jalousie, car il supposait qu’elle le trompait avec un violoniste qu’elle accompagnait au piano. Il avait passé deux années en prison et avait depuis purifié sa vie de toute sensualité ; car c’est sous l’empire de cette dernière que tout s’était conjuré contre sa femme, particulièrement la maudite musique14. » Poznidchev décrivit et commenta en même temps à la personne qui voyageait avec lui et l’écoutait rétrospectivement l’après-midi où sa femme et le violoniste Troukhatchevsky avaient joué devant quelques invités la Sonate à Kreutzer de Beethoven. Pendant l’exécution du premier mouvement, le presto, la musique avait transporté son âme dans un nouvel état, énigmatique et « extrêmement joyeux », sans qu’il puisse comprendre comment cela se produisait. « Toutes les personnes, y compris ma femme et lui (le violoniste, n.d.a.) m’apparurent dans une lumière tout à fait nouvelle15. » Et il reconnut : « Je me sentis pendant toute la soirée léger et heureux16. » Il n’avait jamais vu auparavant sa femme ainsi, rayonnante, tout adonnée à ce qu’elle faisait et comme pour lui, « un monde de sentiments nouveaux s’était ouvert » également à elle. Mais à côté de ce souvenir, Poznidchev réfléchissait à l’événement et le commentait, également du point de vue d’un retour sur son acte terrible, qu’il mit en quelque sorte en relation avec cette expérience musicale. Tolstoï soulève ainsi, à travers le personnage de Poznidchev, des questions relatives à la musique qui, me semble-t-il, n’avaient guère été soulevées auparavant : « Ils jouaient la Sonate à Kreutzer de Beethoven. “Connaissez-vous le premier presto ?” demanda Poznidchev à ceux qui voyageaient avec lui, “est-ce que vous le connaissez ? Oh” s’écria-til, “Oh, oh ! Quelle chose terrible, cette sonate, et précisément cette partie ! Et la musique en général – quelle affaire épouvantable ! Que fait-elle ? Et pourquoi fait-elle justement ce qu’elle fait ? On dit que la musique élève l’âme – absurdité, mensonge ! Elle exerce, c’est certain, une action puissante – je parle de moi – mais cette action n’a pas le moindre rapport avec une élévation de l’âme ; elle n’élève ni ne rabaisse l’âme, elle l’excite. Comment vous dirais-je ? La musique m’oblige à m’oublier moi-même, ainsi que ce qui constitue ma réalité, elle me transporte dans une autre réalité, qui n’est pas la mienne ; sous l’influence de la musique, j’ai l’impression de sentir quelque chose qu’au fond je ne sens pas du tout, de saisir quelque chose que je ne saisis pas, d’être capable de quelque chose dont je ne suis pas capable17.”Cette musique aurait donc un effet stimulant, mais sans conduire à un résultat. “Une marche militaire – eh bien, la marche des soldats suit la cadence, la musique alors a atteint son but ; un air de danse – je danse sur cet air, le résultat est là ; le chant de la messe à l’église – je communie, ici aussi la musique atteint son but18. »
2. Digression sur la peur de l’utopie
Selon Poznidchev, l’acte pour lequel la musique aurait suscité
l’enthousiasme devrait suivre l’exécution du morceau. « La stimulation d’une énergie affective qui reste pour ainsi dire sans objet et ne correspond ni au temps ni au lieu ne peut avoir qu’un effet pernicieux […] Mais dans la musique pure, tout concourt à l’excitation, et ce qui doit être fait dans cette excitation demeure inaccompli. C’est pourquoi la musique a parfois un effet si horrible, si épouvantable. […] En tout cas, sur moi, ce morceau eut un effet terrible : ce fut comme si s’ouvraient à moi des mondes de sentiments nouveaux, des possibilités nouvelles dont je n’avais eu jusqu’alors nulle idée. “Voilà comment les choses doivent être – nullement comme j’avais jusqu’alors pensé et vécu, mais comme cela !” disait en quelque sorte une voix en mon âme19. » – Cette voix cacherait-elle un interdit ?
Si Poznidchev avait pu être pour un moment auditeur à l’époque
des mass média électroniques, peut-être que son assurance de la
claire finalité d’une certaine musique « populaire », qui repoussait
vigoureusement l’héritage de la culture des chansons, se serait
métamorphosée en profonde inquiétude20 : il n’y a plus ni temps ni lieu, ni manifestation qui soient épargnés par un fond sonore violent ou mièvre, des sons qui ont pour unique mission de pousser les masses à acheter quelque chose, à consommer, à faire de la gymnastique, à se distraire de leur stress, à « légender » des images ou des mouvements d’images afin d’ajouter quelque chose de « réel » à leur pâleur fantomatique. Tout doit conduire « à un résultat » toutefois jamais atteint, seulement indéfiniment repoussé. Et c’est justement cette interminable quête obsessionnelle qui ferme la fenêtre des utopies. À notre époque, il semble que se répande une peur panique devant le silence devenu angoissant, à partir duquel les hommes peuvent percevoir la grande musique, celle qui est porteuse de sens et qui les met au défi de préserver leur activité pensante. Nous sommes ici très proches de la torture exercée à Guantanamo avec de la musique populaire, des mélodies sans tenue à un, deux ou trois tons (qui doivent exprimer « en mode majeur ou mineur la joie et la tristesse21 »), et avec des battements rythmés comme ceux des airs de vaudevilles, des chansons à succès, des tubes, des hits and beats. D’où vient la peur de la musique de qualité, substantielle, qui n’emploie pas de tels clichés sentimentaux ?
3. Kant et le jeu
Dans le récit de Poznidchev, Tolstoï a soulevé la question de sentiments inconnus que pourrait susciter la grande musique, et qui seraient en même temps dépourvus de sens et de but. Une telle idée aurait pu être un défi pour Kant. D’après ses analyses dans la Critique de la faculté de juger, une musique qui ne ferait que soulever des émotions n’appartiendrait pas à la sphère esthétique du Beau ou du Sublime, mais seulement à celle d’une sensualité auditive, recherchée pour jouir de sentiments agréables et touchants, ou évitée pour ne pas éprouver de sentiments désagréables. Dans la mesure où Poznidchev juge toutefois après coup une « musique absolue » qui ne sert aucun but comme « maudite, épouvantable, effroyable, terrible », son jugement réprobateur soumet la musique à un sens moral, bien qu’il avoue en même temps avoir été positivement impressionné par la qualité du concert, qui lui avait procuré une grande joie. Comment comprendre cette contradiction ?
Selon Kant, au-delà de la sensibilité et de la morale, il ne reste que le jeu appréciable du point de vue esthétique, étant donné que la musique, à la différence des arts visuels et des arts du langage, ne représente rien – un jeu sans enjeu, pas même le désir de gagner. Il ne s’agit que de la composition et de l’écoute des morceaux eux-mêmes : « L’art du beau jeu des sensations (qui sont engendrées de l’extérieur), jeu qui doit néanmoins se laisser communiquer universellement, ne peut concerner rien d’autre que la proportion des différents degrés d’atmosphère (Stimmung), (de tension – Spannung) du sens auquel appartient la sensation c’est-à-dire le ton de celui-ci22. » La musique n’est donc pas seulement un jeu avec des phénomènes acoustiques qui suscitent des sensations auditives. En tant qu’oeuvre d’art, la musique devrait être considérée « comme l’effet d’un jugement de la forme dans le jeu de nombreuses sensations » et pourrait par suite se manifester dans une « atmosphère proportionnée23 ». Le mot « atmosphère (Stimmung) n’est pas encore simplement identifié ici à des sentiments non-intentionnels24. Partant de la « voix », (Stimme) ensuite de l’accord (abstimmen) des voix entre elles dans le chant, ainsi que de celui des instruments, le mot atmosphère a été utilisé en un sens élargi pour désigner la manière de l’accord général dans le jeu des sons, des mélodies, des harmonies, des rythmes. La musique en tant que jeu semble, selon Kant, ne rien produire que l’on pourrait concevoir comme un « résultat ». Elle semble se présenter uniquement dans les atmosphères qui l’accompagnent, et que la réflexion esthétique qualifie de voluptueuses. La beauté et le caractère sublime de ce jeu préservent donc la musique de faire naître des agitations et des émotions qui l’entraîneraient au-delà d’elle-même. Mais pour le classicisme et pour le romantisme, c’était trop peu : la musique devait pouvoir transformer des mondes.
4. Schopenhauer ou la musique de la volonté
Selon Arthur Schopenhauer, les sentiments esthétiques qui accompagnent la réception d’oeuvres relevant des arts visuels ou de la parole, nous déchargent des tourments quotidiens de l’existence, des mouvements de la volonté qui se combattent sans fin, des pulsions insatiables et des besoins qui renaissent perpétuellement, des envies et des convoitises. Et de même, certains sentiments esthétiques déchargent aussi provisoirement la pression qu’exerce l’existence, par l’écoute de grandes oeuvres musicales. Mais à la différence des autres arts, la musique ne présente aucune idée éternelle universelle, mais expose immédiatement les expressions de la volonté dans les
mouvements, les émotions et les sentiments de cette dernière. Par suite, les sentiments, émotions et convoitises extra-esthétiques dans les rets desquels nous place la vie quotidienne, nous sont présentés dans leur traduction musicale par des sentiments esthétiques, qui toutefois finalement n’en demeurent pas moins soumis à la sphère de la volonté25. Cette présentation advient par l’intermédiaire du compositeur. Le « génie qui travaille inconsciemment à partir de son seul sentiment26 » sait « exprimer la langue universelle de la musique, c’est-à-dire
les mouvements de la volonté qui constituent la substance de tout
événement27». Dans ses compositions, le génie toutefois n’exprimerait pas ses propres sentiments concrets, mais présenterait seulement des « formes » de sentiment « abstraitement universelles », immatérielles, pures, qui ensuite par la musique peuvent être suscitées en tant que sentiments esthétiques chez l’auditeur, où elles retrouvent un contenu. Ainsi elles ne copient pas seulement des mouvements corporels de la volonté, mais l’être de la volonté cosmique elle-même. Ces formes pures du sentiment reçoivent en quelque sorte, à travers l’aspect acoustique perceptible de la musique, un « porteur de signe ». Ce qu’a écrit Schopenhauer à propos de Beethoven semble tout d’abord en opposition avec le jugement de Tolstoï/Poznidchev : la musique n’est pas rejetée moralement, précisément à cause de son caractère dépourvu de but – même s’il n’est que provisoire –, mais élevée à la plus haute valeur possible dans un monde sinon absurde, par laquelle Schopenhauer se montre fasciné, en quelque sorte « contre sa volonté », en raison des mouvements passionnés du vouloir cosmique sous la forme de la musique. Mais finalement, celle-ci, qui élève si souvent notre esprit, au point de nous donner l’illusion qu’elle parle d’autres mondes, meilleurs que le nôtre, ne fait qu’exprimer le vouloir vivre, en représentant l’essence de celui-ci, lui dépeignant son succès et exprimant pour finir sa satisfaction et son contentement28. La musique ne serait pas le chemin qui permet d’échapper aux souffrances, mais seulement une consolation de celles-ci29.Toutefois, eu égard à la beauté, à la pureté et au caractère sublime au moins de la musique instrumentale pure, Schopenhauer pense que « plane au-dessus de la mascarade et des misères infinies de la vie humaine une signification profonde et grave de notre existence. » : « Ainsi une symphonie de Beethoven nous montre une confusion extrême, reposant toutefois sur un ordre parfait, le combat le plus violent qui prend la forme à l’instant suivant de la plus belle harmonie : c’est la concorde des choses par leur désaccord, rerum concordia discors, une image fidèle et parfaite de l’essence du monde, qui avance en roulant dans le désordre infini d’innombrables créatures et se maintient luimême par une destruction permanente. Mais voici que s’élèvent de cette symphonie toutes les passions et tous les affects humains : la joie, la tristesse, l’amour, la haine, l’effroi, l’espérance, etc. en innombrables nuances, cependant toutes pour ainsi dire seulement in abstracto et sans aucune particularisation : c’est leur forme pure, sans la substance, comme un monde d’esprits sans matière30. » Toutefois certains furent enclins à remplir la musique qu’ils écoutaient d’autres contenus,à leur donner chair dans leur imagination et à y voir toutes sortes de scènes de la vie et de la nature. Cela ne faisait pas progresser la compréhension que l’on avait d’elle, ni la jouissance que l’on pouvait en retirer, mais lui donnait plutôt « un supplément étranger, arbitraire » : il était donc préférable de simplement la saisir dans son immédiateté.
Mais pourquoi les passions et les affects in abstracto ne devraient-ils pas faire partie des « autres contenus » qui remplissaient la musique, lorsqu’on l’écoutait, d’un « supplément étranger » ? Schopenhauer suggère donc d’une part que la musique est en quelque sorte le « reflet ou la copie » d’un « archétype ou d’un modèle » cosmique, qui paradoxalement n’est pas, lui, représentable (unvorstellbar). « La musique a avec le monde le lien d’une copie à un modèle31. » D’autre part, il ressent malgré tout le caractère problématique de son discours à connotation platonicienne, selon lequel l’essence de la musique est soumise non seulement à un caractère de visibilité, mais est en outre, de ce fait – ce qui contredit sa propre intention – interprétée à partir de l’essence des idées. En face de cela, les sentiments de la musique,elle-même, portés et renforcés par des émotions, devraient toutefois être considérés comme l’expression immédiate de l’activité cosmique absurde de la volonté. Schopenhauer introduit cette incroyable extension du concept de « volonté », qui devient un principe unique universel et pourtant de nature fondamentalement impulsive, par ces mots : « Jusqu’alors on englobait le concept de volonté dans le concept plus général de force ; je fais exactement l’inverse et veux penser toute force dans la nature en termes de volonté32. » Mais si toutefois la « volonté » du monde n’a aucun sens et ne poursuit aucun but, il est impossible de la distinguer d’un concept métaphysique universel de « force ». Pourquoi cette dernière, pourquoi plus généralement une « volonté-force », devrait elle se diviser en une multiplicité infinie de formes individuelles et particulières qui poursuivent toutes leurs « propres » buts, de toute façon illusoires, se combattant mutuellement, pour être éternellement rejetées dans le manque et la souffrance, et cela en outre dans le cadre d’une hiérarchie émanant de la matière inorganique qui ne poursuivrait que de vagues buts au moyen de la pesanteur et de la cohésion, jusqu’au sommet suprême : l’homme capable de connaissance ? Schopenhauer subordonne par suite tous les phénomènes survenant dans le monde avec une intention présumée à la catégorie du mouvement général du monde, dépourvu d’objectif et de sens.
Avec Kant, Schopenhauer remarquait aussi que la connaissance
courante du « monde » en termes de causalité mécanique restait
limitée à des phénomènes objectifs et représentables, qui renvoyaient toutefois à une inconnaissable « chose en soi ». Mais si Kant avait voulu limiter par ce concept sur le plan de la critique les possibilités de connaissance, Schopenhauer donna à la chose en soi une densité ontologique, pour en faire un mystérieux « sans-fond » (Ungrund) inconnaissable de tout l’existant, qui doit nous être pourtant accessible d’une manière ou d’une autre, à savoir par notre corporéité, pétrie de pulsions, de désirs,, d’aspirations, de souffrances et parfois de jouissances fugitives, qui nous ouvrirait ce monde tout autre, sans but ni sens, du devenir éternel en un flux infini33. » Il semble donc qu’il existe pour lui une sorte de « savoir » intuitif, qui ne s’approprie son objet que par le sentiment qui, de même que la musique, ne parvient à aucune « représentation » d’objets, mais qui permettrait toutefois de comprendre cette irrésistible poussée de nature corporelle, exercée ou subie, et d’accéder prétendument à l’être du monde. Le tourment de toute vie et de tout ce qui existe en général ne deviendrait manifeste et conscient que dans la corporéité de l’être humain, perpétuellement mue par une irrépressible quête. Et à partir de ce « savoir », un déni du
vouloir-vivre semble possible, non pas par la mort que l’on se donnerait librement, mais par la compassion avec la souffrance des autres34. Schopenhauer attribue donc paradoxalement aux pulsions ressenties sur le plan corporel, bien qu’elles ne mènent pas à des représentations, une fonction épistémique : elles ouvrent en quelque sorte la voie d’une compréhension non concrète, abstraite et métaphysique de la structure33. universelle de tous les mouvements de la volonté, qui globalement
toutefois ne veulent rien35. Pour mettre en équivalence ces expressions d’un vouloir cosmique et des formes musicales, Schopenhauer a besoin d’analogies à la limite de la recevabilité. Selon ces dernières, les différences de registre allant des basses aux sopranos ressemblent à une construction hiérarchisée
du monde, depuis l’obscure matière inorganique jusqu’à la lumière de l’entendement. Ou encore : le son fondamental continu doit pouvoir restituer l’insistance permanente du Vouloir Unique à travers la multiplicité de ses objectivations. Par conséquent, on devrait pouvoir admettre que les mélodies à titre particulier sont certes irréversiblement orientées vers un but, (du moins comme à l’époque classique et romantique), mais qu’à titre général elles sont tout aussi erratiques que le mouvement du monde. Schopenhauer ne peut suggérer comme « plausibles » de telles analogies qu’en passant par la sphère du vouloir corporel des individus, avec leurs sentiments. Pressentant sans doute l’opacité de la métaphore de la « copie » en parlant de la musique, Schopenhauer parle dans différents contextes de « langage ». Il existe universellement un « langage des sentiments » qui parle de la « volonté et de ses mouvements36. S’il existe des « sentiments » qui « parlent » dans la symphonie de Beethoven, il ne s’agit pas de contenus concrets, mais des « formes » abstraites générales et immatérielles des sentiments et des passions, de même que « les mots sont le langage de la raison37 », ces formes de sentiment dépassant toutefois de loin les mots lorsqu’elles se coulent dans la musique. La langue universelle des formes de sentiment – quelle que soit la manière dont celles-ci doivent être comprises suscite chez l’auditeur de la musique, à nouveau de façon plus concrète, les sentiments esthétiques. Mais cette langue qui est parlée en quelque sorte par les sentiments eux-mêmes, est en même temps « la langue la plus universelle de l’en soi du monde, exprimant l’essence intime de celui-ci », à savoir la langue universelle du vouloir, qui s’exprime à la fois dans et audessus des sentiments38. Il y a donc là un entrelacs d’« expressions de quelque chose », de « communications » et de « mises au clair », mais sur la base de quelle « syntaxe » ? Cela reste flou. Il est seulement suggéré silencieusement qu’il existe un ordre quelconque qui codifie ces « langages ». À la différence de Blaise Pascal, Schopenhauer ne se contente pas de parler d’un « ordre du coeur », qui n’est pas compris par l’« ordre de l’entendement39 ». Car cet ordre doit être à la fois celui de la musique, des sentiments et des émotions et celui du mouvement du monde. Il y a pour Schopenhauer un « ordre cosmique de la volonté » dans lequel l’ordre des sentiments ne représente certes qu’un moment fugitif, et qui pourtant, par l’intermédiaire de la musique, constitue l’unique voie vers une compréhension intuitive, « musicale » d’un ordre du monde dépourvu de sens et de but qu’il convient de surmonter.
Se distinguant de Pythagore et de Platon, Schopenhauer ne parle pas d’une « musique des sphères » dans le monde ; selon lui, c’est le monde lui-même qui est cette méta-musique dans laquelle chaque chose vient apporter sa note.
5. Inadéquation entre musique et sentiment
Sans nul doute, parler d’une « langue de la musique » qui serait à la fois, bien qu’abstraite, une « langue des sentiments » et la « langue la plus universelle de la volonté du monde » contourne la démonstration d’une traductibilité mutuelle de ces « langues ». Schopenhauer redoutait-il que soient mises en évidence des disparités entre elles ? Ernst Bloch lui aussi utilisait encore des expressions comme « Mozart fait chanter les sentiments avec brillance » et « la musique de Beethoven est une musique de l’aspiration, de l’appel, de la foi40 ». Et généralement, il parle de « l’immanence d’une langue de l’âme dans le son41 ». D’autre part, il ressentait des écarts notables entre musique et sentiment : Bach déjà aurait été très souvent « parfaitement indifférent à l’expression affective supposée des modes, on trouve même parfois chez lui l’assurance traduite en mode mineur, la douceur et la nostalgie en revanche traduites en mode majeur42 ». Le même chant qui dépeint la flatterie dans sa Cantate 179 est employé dans le Kyrie de la Messe en sol majeur pour exprimer la supplication et la pitié. La même aria, qui exprime dans Le choix d’Hercule le plaisir lascif et son rejet, apparaît dans l’Oratorio de Noël avec une berceuse de Marie43. Puccini utilise pour exprimer la fixation intérieure sur une idée le même accord que Wagner pour un thème de sommeil44. Et ainsi de suite. Il ne lui resta donc plus qu’à admettre que, dans la métaphysique de la musique de
Schopenhauer, rien ne restait plus obscur que « l’indicible intériorité de la musique », que cette « volonté en soi », et que rien ne restait plus insaisissable que « la profonde sagesse en elle, une langue que la raison ne comprenait pas et que Schopenhauer prétend pourtant avoir totalement déchiffrée45. »
Vladimir Jankélévitch n’abandonne pas totalement, lui non plus, la
thèse de la musique comme « langage général » dont « la généralité se particularise […] par ce que déjà l’on sait du sujet et de l’auteur46. » Elle n’est certes pas « un instrument pour communiquer des concepts, ni un moyen d’expression utilitaire47 », elle communiquerait cependant des « sentiments génériques48 ». Mais ces deux domaines, la musique et les sentiments, ne trouvent plus de dénominateur commun, déjà parce que le « “langage” des émotions » est « équivoque »49. Jankélévitch s’éloigne de l’égalité musique-sentiment, repoussant leur relation vers « la pure essence indéterminée de la mobilité » lorsque celle-ci « exprime une émotion qu’elle réussit à nous inspirer. » Et il cite Augustin : « La musique n’est émouvante que parce qu’elle est mouvante50. Elle ne serait pas exactement « l’indicible », comme on le prétend souvent aussi à propos des sentiments, mais seulement l’ineffable51. Car elle aurait absolument une signification générale qu’elle communiquerait, même si cette dernière semble inexprimable par les mots des langues.
On en arrive ainsi à une substitution insidieuse des sentiments aux agitations et aux mouvements des émotions. Les sentiments prennent plutôt le statut d’« hôtes » de la musique, de sorte que Jankélévitch peut dire, en ce qui concerne la joie, que la musique n’en était point la cause,mais la compagne52. La musique ne permettrait que de découvrir en nous une joie plus profonde. Mais l’écart entre musique et sentiment a tout d’abord conduit à leur rupture totale.
6. La dissociation de Nietzsche
Nous savons que, dans son enthousiasme initial pour Wagner, le jeune Friedrich Nietzsche résuma le monde musical des sentiments, des affects, des émotions, des passions dans les deux pôles extrêmes
apollinien et dionysiaque, le premier s’abandonnant à la mesure de la belle apparence, au détriment d’une vérité plus profonde, le second en revanche s’exposant aux véritables affres de l’abîme et de la terreur du monde de l’ivresse et de l’extase53.
Après qu’il se fût détourné de Wagner, Nietzsche chercha tout
d’abord à réaliser une rupture complète entre musique et sentiment. Dans Humain, trop humain, il écrit ces phrases remarquables : « La musique n’est pas en soi d’une telle richesse de signification pour notre monde intérieur, ne procure pas d’émotion si profonde qu’il lui soit permis d’être considérée comme la langue immédiate du sentiment ; mais son lien immémorial avec la poésie a déposé tant de symbolisme dans le mouvement rythmique, dans l’intensité ou la faiblesse du son que nous croyons maintenant qu’elle s’adresse directement à notre monde intime et qu’elle provient d’un monde intérieur. » La musique dramatique n’est possible qu’après la conquête par l’art musical d’un immense domaine de moyens symboliques, par le Lied, l’opéra et les centaines d’essais de peinture musicale. La “musique absolue” est ou bien forme en soi, dans l’état brut de la musique, où le déploiement des sons en mesure et avec des intensités différentes procure de la joie, ou bien la symbolique des formes parlant déjà à l’entendement sans poésie, après la liaison des deux arts au cours d’une longue évolution, qui a fini par insérer dans le tissu de la forme musicale des fils conceptuels et sentimentaux54. » Des personnes qui n’auraient pas suivi l’évolution de la musique peuvent ressentir un morceau sur un plan purement formel, alors que les plus avancées le comprennent entièrement sur un plan symbolique. « Aucune musique n’est en soi profonde et signifiante, ne parle de “volonté” ni de “chose en soi” ; l’intellect a pu adhérer à cette croyance seulement à une époque qui avait converti tout le champ de la vie intérieure au symbolisme musical. C’est l’intellect lui-même qui a introduit cette signifiance dans le son55. » Peut-être Nietzsche ressentaitil déjà la montée des productions de masse de musique insipide et commença-t-il à s’opposer à la « généralité abstraite » de schémas affectifs creux, désormais dépourvus d’émotion intense, des schèmes auxquels ne correspondait plus depuis longtemps une sensibilité différenciée, éduquée par la grande musique et qui identifiaient encore le mode majeur avec la dureté et la gaîté, le mode mineur avec la mollesse et la tristesse. Mais peut-on justifier de ce fait une rupture totale de la musique avec les sentiments, pour abandonner « le reste » aux « symboles » des conventions ? Peut-on réellement percevoir la musique « hors de tout sentiment » ? Ne devrait-on pas plutôt remettre en question une certaine qualité des sentiments ? À la thèse de Nietzsche sur la rupture entre musique et sentiment, Adorno avait fait cette objection : « La séparation entre son et “ce qui y est introduit” relève d’une pensée mécanique. L’“en soi” postulé par Nietzsche est fictif : toute la musique moderne se présente comme porteuse de sens, puise son être dans un être- plus-grand-que-seulement-le son et de ce fait n’accepte pas d’être découpée en illusion et réalité56. »
7. Dissolution des sentiments par la musique ?
Dans son célèbre chapitre 22 du Doktor Faustus, Thomas Mann avait repris les idées révolutionnaires d’Arnold Schönberg. Ne pouvait-on pas les comprendre comme une preuve pratique des idées de Nietzsche ? Le compositeur Adrian Leverkühn explique à son interlocuteur Serenus Zeitblom : « On devrait former […] à partir des douze échelons de l’alphabet tempéré des demi-tons, des mots plus grands, des mots de douze lettres, certaines combinaisons et interrelations des douze demi-tons, des séries d’où devraient être strictement déduits le morceau, la phrase ou toute une oeuvre à plusieurs mouvements. Chaque note de la composition dans sa globalité, sur le plan de la mélodie et de l’harmonie, devrait justifier son rapport à cette série préétablie. Aucune ne devrait revenir avant que ne soient apparues toutes les autres. Aucune ne devrait se présenter si elle ne remplissait pas sa fonction de motif dans l’ensemble de la construction. Il n’y aurait plus de note libre. C’est ce que j’appellerais écriture rigoureuse57. » Lorsque Serenus Zeitblom, en dépit de toute la fascination que ce projet
exerçait sur lui, répliqua : « Mais, si j’essaie de me représenter cela – le déroulement immuable d’une telle série d’intervalles, si changeant et rythmé qu’il soit, engendrerait inévitablement une stagnation et un appauvrissement majeurs de la musique58. » En réponse, Leverkühn lui exposa par quelles techniques de variation l’on pouvait éviter cet « appauvrissement ». Et l’on entendrait cet ordonnancement, et « sa perception procurerait une satisfaction esthétique inconnue59. » Ne s’agissait-il pas de l’« accomplissement de la très ancienne exigence de saisir en l’ordonnant tout ce qui est d’essence musicale et de dissoudre
l’être magique de la musique dans la raison humaine60 ? » Il semble que le sujet ne soit plus de vouloir encore exprimer ou susciter par une telle musique des « sentiments », bien qu’une « satisfaction esthétique » les évoque encore, ainsi que la jouissance qu’on pouvait en avoir. N’estce pas plutôt qu’avec les modes classiques, les sentiments familiers, dégénérés à l’état de schèmes vides, se dissolvent ? Mais la raison peutelle vraiment ordonner d’une façon nouvelle les tons et les sons en se,passant des sentiments ? Pourquoi un « être magique de la musique » est-il alors laissé pour compte ? Ne peut-il s’agir plutôt d’une rencontre avec des sentiments « inconnus », peut-être énigmatiques, utopiques, qui pourraient accompagner un nouveau type de musique ? Ce que l’on peut dire en tout cas des sentiments transformés par une telle musique, c’est qu’ils sont exclus des schèmes affectifs creux de la musique populaire ou, pour reprendre les termes d’Adorno : « Schönberg a mis le doigt sur le caractère social de la solitude en la fixant jusqu’à
l’extrême61. »
II. Les Stimmungen62 de la musique
8. La voix et le chant
Dans la pensée de Schopenhauer, la signification de cette
affirmation demeura obscure : entre les émotions concrètes, les motifs et les sentiments d’un compositeur et les sentiments esthétiques des auditeurs de sa musique, il s’exprimerait des sentiments abstraitement généraux, purement formels, immatériels, dans les sons, les mélodies, les rythmes, etc. Jean-Jacques Rousseau a cherché, dans son Essai sur l’origine des langues, à expliquer la musique à partir de la voix et de ses
relations avec les émotions et sentiments familiers : « Les sons dans la mélodie n’agissent pas seulement sur nous comme sons, mais comme signes de nos affections, de nos sentiments ; et c’est ainsi qu’ils excitent en nous les mouvements qu’ils expriment et dont nous y reconnaissons l’image63. » Il parle encore, certes, d’une force d’imitation musicale. Mais ses assertions sur les sons comme « signes » renvoient à d’autres structures, qui ne sont pas seulement imitatives : elles permettent une distinction entre un ordre composé de signifiants acoustiques et un ordre sémantique de signifiants musicaux, qui établissent un rapport avec des émotions et des sentiments. Dépassant toutefois ce constat, Rousseau indiqua une forme de lamusique dans laquelle la séparation radicale des sons et de la mélodie d’une part, des émotions et des sentiments d’autre part, ne pose nullement le problème de leur transmission « symbolique » ou autre,
comme Nietzsche l’avait supposé : la voix chantante elle-même. Car, comme le dit Rousseau : « Il est donc à croire que les passions arrachèrent les premières voix64. » Quelle qu’ait été leur préhistoire : depuis les cris de douleur, de malaise, de besoins pressants jusqu’aux pleurs et aux plaintes, ou depuis les gloussements d’aise, de satisfaction, de plaisir et de joie jusqu’au rire et à la jubilation et ensuite jusqu’aux interjections comme marques de douleur, d’étonnement, de joie, etc., qui constituent déjà une transition vers l’expression indirecte des sentiments et des états intérieurs, puis vers les désignations de sentiments soit par des mots, soit par des bruits de voix sous forme de sons : il semble que les sentiments aient toujours été accompagnés de sons vocaux, même là où ceux-ci se retiraient dans le silence. Et après que ces sons vocaux aient été « condensés » en simples porteurs symboliques des significations, presque monotones, comme le dira plus tard Hegel, la poésie retrouva une mélodie propre à la parole dans ses intonations, pour amener celles-ci, par les accents du chant, en quelque sorte à une résonance intensifiée, ou, comme le dit Rousseau : « La mélodie, en imitant les inflexions de la voix, exprime les plaintes, les cris de douleur ou de joie, les menaces, les gémissements ; tous les signes vocaux des passions sont de son ressort. Elle imite les accents des langues et les tours affectés dans chaque idiome à certains mouvements de l’âme65. » En chantant, le sujet de la voix peut attribuer à ses émotions et ses sentiments une forme sonore, mais pas nécessairement, comme le disait
Jankélévitch, la « partager » : « Celui qui chante tout seul, […] sans s’adresser à personne, est tout simplement gai66. » C’est naturellement quelque chose de différent si un chanteur veut ainsi, comme le dit Rousseau, « émouvoir le coeur et enflammer les passions67 » de ses auditeurs. Les expressions vocales finirent par se déployer en vers, dans lesquels mélodies et paroles leur origine commune68. Peut-être la souffrance ou la joie du chanteur se communique-t-elle à ses auditeurs sur le plan émotionnel et affectif, de sorte que ceux-ci prennent part au destin d’un être humain, pour finalement chanter en choeur dans une peine ou une joie partagées. Mais lorsqu’il s’agit de la présentation d’un chant, celle-ci a pour but premier de susciter
les sentiments esthétiques de l’auditeur, et non les sentiments actuels des chanteurs. Enfin, selon Rousseau, mélodie, harmonie et rythme caractérisent une musique qui ne peut jamais entièrement renier son origine : les possibilités de la voix. Il suggère ainsi que l’évolution de certains instruments de musique – aussi proches que soient leur timbre de la voix et des sons humains – se sont de plus en plus émancipés de ces derniers jusqu’à ce que devienne possible une musique purement
instrumentale. Je pense que cette tendance se montra dès le passage à la polyphonie, où les voix elles-mêmes intervenaient en quelque sorte comme des instruments extérieurs ; pensons aux madrigaux de Claude Monteverdi ou – à une époque bien antérieure – aux chants shintô des moines japonais, qui ne connaissent pas les modes de type européen. Mais que dire des émotions et des sentiments dont l’étroite liaison avec
la voix commença à se relâcher, pour se voir exposés à une musique instrumentale dont le registre dépassait largement celui de la voix et
qui laissait finalement derrière elle les modes européens classiques69 ?
9. Les émotions et les différents mouvements de la musique
9.1. Comme le langage courant, la philosophie de la musique parle elle aussi fréquemment sans distinction de sentiments et d’émotions comme s’il s’agissait de phénomènes identiques, alors que la philosophie analytique des émotions tend plutôt à bannir les « sentiments » de ses discours70. Je pense que fondamentalement, il n’y a pas d’émotions sans sentiments, ni de sentiments sans émotions, certes sans relations figées et univoques entre eux, sans parler du problème d’émotions
inconscientes, peut-être refoulées. Des sentiments peuvent engendrer des émotions, une mauvaise humeur peut par exemple nous entraîner vers la jalousie, une humeur joyeuse à l’inverse peut nous porter à partager la joie ambiante ou stimuler notre confiance en soi. Des émotions peuvent à leur tour susciter des sentiments, comme par exemple une excitation tout d’abord indéterminée qui se précise pour devenir un sentiment d’irritation. La même émotion peut être accompagnée de sentiments opposés et inversement. Des sentiments de joie et de douleur s’expriment souvent par des phénomènes émotifs similaires. La peur comme l’attente nous rendent anxieux. Demandons-nous tout d’abord ce que nous pouvons entendre par « émotion ». La conception
dominante, qui n’est que partiellement vraie, dit que les émotions nous submergeraient passivement, et que nous serions dans l’impossibilité de les provoquer volontairement. Mais il existe tout à fait des moyens d’influencer leur qualité. Dans un premier temps, je ferai toutefois abstraction de leurs contenus, qui déterminent leurs différences et leur singularité, pour définir leur caractéristique générale : un mouvement intérieur, qui peut simplement nous affecter légèrement mais aller aussi jusqu’à nous bouleverser totalement. L’expression allemande « Émotion » avait été reprise du français, qui la tirait lui-même du latin exmovere (« mouvoir hors de »), dont l’un des sens était « ébranler », et remplaça alors en allemand de plus en plus l’expression Gemütsbewegung (« mouvement affectif »). Cette expression soulignait encore qu’il ne s’agissait pas ici de mouvements descriptibles en termes physiques ou physiologiques. Étant donné en effet que les émotions en général ont pour conséquence certaines sensations physiques – il n’est pas question ici de « sentiments » ! – on est tenté de les identifier à ces derniers, d’autant plus qu’inversement, certaines sensations corporelles peuvent entraîner des émotions71. Les émotions sont souvent accompagnées de sensations physiques externes, tremblements, pâleur, paralysie, vagues de chaleur et de
froid, entre autres, ainsi que d’impressions internes, par exemple celles d’un poids sur l’estomac, d’une oppression ou d’une dilatation dans la poitrine, de tensions musculaires. Mais ces sensations ne sont pas toutes localisables dans le corps ; elles peuvent l’imprégner de façon diffuse, et se confondent alors aisément avec des « sentiments », comme les sensations/sentiments de plaisir et de déplaisir. En revanche, nous considérons les gestes et mimiques (que l’on peut en outre simuler) et qui peuvent être interprétés par des tiers, pour une « expression,72 corporelle immédiate de nos émotions. Les émotions ont pour trait particulier de n’être en général remarquées que lorsqu’un événement nous arrache à nos habitudes, nous pousse hors de nos positions, attitudes et comportements quotidiens, lorsqu’elles entraînent soudain vers la crise ou même vers la rupture les situations et le déroulement des choses routiniers. Des affects et des mouvements d’intensité et de durée variables73 peuvent nous envahir
et nous agiter, nous ronger, provoquer une irritation violente, susciter des tensions, nous conduire à l’effondrement, etc. Nous notons leur présence particulièrement lorsqu’elles font subitement obstacle à notre vie quotidienne, ou la détournent de son cours usuel, le poussant dans une autre direction. Elles peuvent s’emparer de nous au point qu’elles ébranlent et font trembler tout ce qui constituait auparavant notre sol ferme et que nous nous sentions totalement écrasés par elles. En déferlant sur nous, elles ouvrent en même temps pour nous d’autres façons de
regarder un monde devenu différent74. En revanche, nous prêtons moins attention à nos « émotions » si nous nous laissons aller passivement, si nous faisons l’expérience de moments de calme dans lesquels la tension peut baisser ou si nous ne recevons que des stimulations douces qui ont un effet apaisant ou très légèrement vivifiant. Mais c’est précisément à ce moment-là qu’en général leur « autre » côté commence à se montrer
plus distinctement : les sentiments eux-mêmes. Nous voyons donc qu’à partir de l’esquisse de l’abstraction formelle
des émotions en tant qu’ « agitations » et que « mouvements », nous tombons rapidement dans des réseaux complexes, où ils apparaissent accompagnés et imprégnés de perceptions, de représentations, d’idées et de convictions, selon lesquelles par exemple quelque chose de réellement menaçant correspondrait à notre peur, etc., d’appréciations (« suscitant la jalousie », « digne d’être aimé »), de souhaits, de certains comportements, réactions etc., que je ne peux exposer ici plus en détail75.
9.2. Si nous nous rappelons-nous les remarques de Schopenhauer sur Beethoven, nous noterons que les mouvements intérieurs provoqués par les émotions ont été formellement ramenés à une opposition radicale et
fondamentale : « combat très violent et entente la plus belle qui soit ». Wagner en revanche ne voyait plus dans la musique de Beethoven qu’un seul « élan principal émouvant » : « puissance anéantissante et force écrasante », qui « poussait vers une catastrophe tragique » et nous emplissait « à la fois de ravissement et d’effroi ». On remarque qu’en général, en ce qui concerne la musique, ce sont les émotions ressenties de « joie et tristesse » qui sont nommées le plus fréquemment, avant « colère et clémence » ; Wagner parle de « félicité et douleur ». Si bien
que l’on pourrait peut-être oser avec Jankélévitch l’hypothèse selon laquelle « la polarité du majeur et du mineur correspond à celle des deux grands éthos de l’humeur subjective, sérénité et dépression76 ». Toutefois, le rapport « émotion-musique » est couramment présenté au moyen d’analogies abstraites, peu convaincantes. Par exemple, une mélodie fluide et tranquille pourrait éveiller des émotions de même nature, une mélodie qui s’accélère et s’amplifie serait accompagnée d’une agitation grandissante, des dissonances correspondraient à des tensions émotionnelles opposées, et ainsi de suite. Je pense que toute description plus précise de morceaux de musique permettrait de découvrir rapidement que les émotions qui peuvent émerger lorsque l’on écoute de la musique n’ont rien à voir avec des reflets symétriques de suites de notes et de rythmes. L’ouverture du Parsifal de Wagner n’est-elle pas capable de faire naître de très fortes émotions ?On se demande parfois si, dans les qualifications des phrases musicales, considérées comme indications du compositeur quant,à la manière d’interpréter son morceau, il n’y aurait pas de traces,d’« émotions ». Leur base est pourtant en premier lieu la théorie mécanique du mouvement en acoustique, c’est-à-dire la caractérisation de vitesses uniformes, comme andante/andantino, de la lenteur ou de la vitesse (lento, adagio, allegro, presto), des accélérations et des ralentissements (accelerando, ritardando, rallentando), ensuite les modulations de la puissance (descrescendo, crescendo, diminuando), qui ne seraient réversibles que s’ils étaient purement mécaniques, ce que l’on ne peut affirmer d’emblée lorsque l’on parle de mélodies. Il serait déjà plus difficile de vouloir décrire en termes purement acoustiques les types de lignes mélodiques –continuo, tremolo, vibrato, staccato – ou des types de mouvement comme adagio et allegro, ritardando et stringendo ou sustenuto et expressivo, impetuoso et moderato ou ritenuto – dans lesquels on ne fait cependant pas totalement abstraction de déterminations de nature physique, comme les « timbres », les « couleurs du son » (Klangfarben) ou les « forces » dynamiques. Sur un plan purement acoustique, on ne pourrait pas attribuer à des suites de
notes une « ampleur » ou une certaine « extension avec peu de relief » (largo, largando, larghetto) ou inversement « étroitesse et profondeur ». Et comment voudrait-on décrire des mouvements acoustiques comme tenuto et portato, sostenuto et vivace, expressivo, impetuoso ou cantabile ? Et l’acoustique serait à peine capable de déterminer des intensités de mouvement comme tenuto, forte et piano, impetuoso et furioso77, ou des différences de registre comme leggiero, grave ou maestoso, etc. Je ne vois pas que cela soit le reflet des mouvements
émotionnels, ce sont de simples communications sur la réalisation des exécutions musicales que le seul vocabulaire acoustique ne suffit pas à décrire. Des expressions comme ampleur, profondeur, extension sans relief, entre autres, nous renvoient en revanche au problème de l’espace dans la musique, étrangement occulté. Il semble que l’on ne puisse se passer d’expressions telles que « sources sonores », « vibrations », « directions », différences de « hauteur de sons », bien qu’il ne soit nullement fait appel ici à la spatialité de la vision sensible, mesurable par des dimensions géométriques. Ce ne sont pourtant pas de « simples » métaphores, mais des expressions concrètes de visions spatiales qui ont été bannies du discours scientifique. On ne peut les distinguer en tant que « monde statique omniprésent » de la
« dynamique du temps » : elles se refusent à être séparées du monde temporel. Pensons aux catégories imagées de l’espace-temps comme la proximité et le lointain, l’amplitude et l’étroitesse, la hauteur et la gravité, la profondeur et la planitude, la liberté et l’enfermement, l’ouverture et la fermeture, dans la mesure où elles échappent à toute mesurabilité. Quand nous écoutons de la musique, nous ne faisons pas du tout qu’entendre une succession de sons mesurables dans le temps78.
Parler d’un « voisinage » simultané des accords et des harmonies ou des voix d’une fugue pose déjà le problème de l’espace spécifiquement musical. Mais sa négation au nom d’une « pure » temporalité de la musique fit émerger le fantôme de sa pure « intériorité », c’est-à-dire le spectre d’une « âme » non spatiale et immatérielle, qui se montrerait à travers le temps de la musique, supposé « pur », évanescent, sous la forme des sentiments. Seulement : nous rencontrons également dans le discours sur les sentiments d’innombrables déterminations spatiales qui ne sont pas mesurables.
10. Les sentiments ordinaires
Comme nous l’avons remarqué, Schopenhauer ignora ce que Kant avait dit de l’« autonomie de même origine » des sentiments par rapport,aux capacités cognitives et désidératives. Il se trouve d’ailleurs déjà chez Kant, dans la tradition des Épicuriens, une tendance à rapporter les sentiments au plaisir et au déplaisir et à soumettre ces derniers aux,facultés désidératives. : « Ce qui me pousse immédiatement (par les sens) à abandonner mon état (à sortir de lui) : cela m’est désagréable – cela me fait souffrir ; de la même façon, ce qui me pousse à le,conserver (à demeurer en lui) : cela m’est agréable, cela m’apporte de la satisfaction79. » Mais l’éventail des sentiments est insuffisamment décrit en termes de plaisir ou de déplaisir, et n’est nullement rendu plus compréhensible par l’adhésion dont on fait montre envers ces derniers ni par leur rejet ou leur condamnation80. Exprimés principalement sous l’angle du désir acquiesçant ou réprouvant, les sentiments finissent par n’être plus classés, en analogie avec la logique et l’axiologie binaires, qu’en « positifs » et « négatifs », même si, comme le précisait Kant, on faisait des uns non seulement le contraire des autres, mais également leur anti-reflet81. Mais comment pourrait-on alors expliquer des sentiments singuliers et pourtant simples comme la « douce nostalgie » ou la « joie amère » ? Comme nous ne prêtons généralement attention aux sentiments que lorsqu’ils sont suscités par des événements particuliers, qui ont en nous un écho émotionnel, nous tendons à ignorer leur discrète présence quotidienne. Les sentiments semblent tout d’abord être liés à des phénomènes physiques, psychiques, spirituels, comme s’ils avaient eu besoin d’un certain cadre qui soit aussi traductible dans les mots d’une langue. Cependant, les sentiments dépassent d’emblée ce à quoi ils semblent liés, pour atteindre une certaine « expansion » qui toutefois n’est pas illimitée. Les sentiments de faim et de soif, ou de chaleur et de froid, ou de douleur et de plaisir se manifestent en lien avec les besoins corporels cycliques ou ponctuels des individus et dépassent en même temps cette attache avec certains endroits du corps. Se propageant et s’amplifiant, Les sentiments de faim et de soif, ou de chaleur et de froid, ou de douleur et de plaisir se manifestent en lien avec les besoins corporels cycliques ou ponctuels des individus et dépassent en même temps cette attache avec certains endroits du corps. Se propageant et s’amplifiant, ils peuvent même se prêter à d’éventuelles métaphores, lorsque nous
parlons par exemple de la soif d’une terre desséchée, de la saturation d’une couleur, de la chaleur d’un son ou de la morosité d’une journée. Des sentiments de bien-être ou de malaise physique, de fraîcheur ou d’épuisement, de sobriété ou d’ivresse – « ces sensations vitales » (Lebensgefühle) sont étendues à des domaines entiers et d’autres environnements. N’y a-t-il pas jusqu’aux chaînes de montagnes qui nous apparaissent dans une claire austérité ? C’est le propre des sentiments de ne pas se limiter à l’existence humaine. Ne parle-ton pas également de la « fraîcheur » d’une source ? Les sentiments de douleur et de plaisir qui semblent encore liés à la corporéité, qui ressemblent aux tensions croissantes, culminantes et déclinantes des émotions, dépassent les sensations de douleur et de plaisir, et de ce fait tout l’organisme physique82. Les sentiments mêmes qui furent définis comme relevant strictement du « domaine de l’âme » – joie et chagrin, gaîté et tristesse, souci et douleur, entre autres – connaissent un élargissement que l’on ne peut plus localiser par des perceptions,
même si l’on croit les ressentir encore symptomatiquement dans le
coeur et les poumons, dans l’estomac et la tête. De nombreux sentiments semblent liés aux modes de désir et au comportement dans un contexte social, pour toutefois les dépasser. En tant que sentiments d’amour et de haine, d’envie, de fierté ou d’orgueil, de réconciliation, de défi ou de vengeance, en tant que sentiments accompagnant les espérances et les craintes, les déceptions et les souvenirs, ils transcendent très vite leurs liens avec une existence singulière et même les liens avec certains groupes sociaux. Dans la mesure où des sentiments de succès ou de perte accompagnent les désirs, ils sont soumis au caractère addictif de ces derniers, qui ignore la jouissance et ne connaît guère l’ennui, de sorte qu’en tant que sentiments, ils sont généralement refoulés par des activités quelconques. Des sentiments de sélection et d’exclusion inamicales, ou des sentiments de communion de groupe obligatoire peuvent en revanche grossir, jusqu’à atteindre la folie collective, devenant des sentiments de légitimité intérieure infinie et
de méchanceté extérieure illimitée83. Des sentiments de cette nature peuvent submerger « le monde entier » et le pénétrer, afin de le dominer. Des comportements sociaux plus modérés sont accompagnés de sentiments de lâcheté ou de courage, de honte ou de soif de gloire, de magnanimité, de jalousie ou de bienveillance, etc., sentiments qui toutefois peuvent eux aussi parvenir à échapper à tout contrôle extérieur, pour devenir des phénomènes pathologiques. Nos positionnements éthiques font émerger des sentiments de justice et d’injustice, de devoir, de responsabilité,
de négligence, de brutalité ou de cruauté et de pénalisation, qui ont
particulièrement tendance à s’amplifier jusqu’à devenir les sentiments globaux, imprégnés de visions du monde ou d’idéologies, qui semblent dominer les esprits pour se manifester ensuite dans la piété ou le nihilisme. Beaucoup plus libres de toute attache à une subjectivité de l’existence et de la coexistence nourrie de désir, émergent enfin les sentiments esthétiques du beau et du laid, du sublime et du mesquin, qui commencent à dépasser le monde des choses et des événements, afin de colorer et enchanter toutes choses en vertu de leur « liberté », s’imposant toutefois comme dans la genèse des arts une « mesure intérieure » (Hegel) qui confère des limites aux sentiments par euxmêmes.
Lorsque nous sommes touchés émotionnellement par la profondeur
d’un sentiment – par opposition aux sentiments superficiels qui sont
des humeurs passagères – au point qu’il s’empare de notre existence et de notre monde jusqu’à confiner à la folie, et que nous parlons plus de l’« expérience » d’un sentiment mais de sa « présence » écrasante, il ne reste plus alors d’espace pour son apparente « directionnalité » (Gerichtetheit) et ses relations. Si nous disons par exemple « je suis triste », cette formulation affirme que le sentiment non seulement nous oppresse par sa proximité, mais en quelque sorte nous pénètre, s’empare de nous et nous entoure tout à la fois. Les expressions comme « la tristesse m’envahit », « je ressens de la tristesse » ou « je me sens triste » traduisent des degrés de distance qui permettent en outre d’éprouver simultanément des sentiments différents, dont les divergences sont éventuellement reliées comme en un « rhizome84 »,
formant peut-être d’épais fourrés : une allégresse mélancolique, une gaîté insolente et timide à la fois, etc. Des personnes en revanche peuvent être saisies, à la limite pathologique de leurs émotions, par le désespoir, la tristesse ou la félicité et le bonheur, mais aussi par des sentiments à connotation sociale comme la fierté, la jalousie, la honte, la colère, la dévotion, qui peuvent ne plus laisser de place à quoi que ce soit d’autre. On ne voudra guère parler en ce cas d’une « directionnalité des sentiments » vers certains objets. Ce genre d’expression ne sera légitime que lorsque les sentiments en tant qu’émotions cesseront de nous être trop proches ou même trop proches à l’extrême, mais seront vécus, sentis, ressentis avec plus ou moins de distance dans un espace
à leur propre dimension. Nous pouvons dire que l’on peut trouver la
spatialité mouvante des sentiments, insaisissable sur le plan sensible et géométrique, dans le jeu du proche et du lointain, des profondeurs et des étendues, des hauteurs et des dépressions, du vide ou de ce qui est sans entrave. Je crois donc que nous ne pouvons saisir intuitivement les différents aspects des sentiments qu’en faisant abstraction de toute « directionnalité » de leurs émotions vers quelque chose « d’étant à l’intérieur du monde » (M. Heidegger), sans tomber pour autant dans ne sorte de « solipsisme de l’expérience vécue » : Dans la phénoménologie, on a distingué l’acte, le sentir « intentionnel », de son contenu, le sentiment déterminé, et cela en considérant des objets qui leur seraient « transcendants », ainsi par exemple « redouter ce qui est redoutable », « se réjouir de ce qui est réjouissant », entre autres, mais pas – dans une conclusion trop rapide – « redouter le danger », « se réjouir d’un succès », « avoir honte de son propre comportement », etc. Nous pouvons donc dire que le sentir subjectif est lié aux émotions, alors que son véritable contenu n’appartient ni au sujet ni à l’objet. Mais déjà Friedrich Bollnow, qui voulait ramener la « question de l’être » de Heidegger à une question de « l’être humain », instaura une opposition entre des sentiments présumés « intentionnels », qui seraient dirigés vers « quelque chose »,
comme par exemple la joie que procure un cadeau ou l’agacement que cause un désavantage, et les ambiances « dépourvues d’intention » dont nous ressentons simplement le contenu, avec légèreté si celui-ci a un caractère léger ou avec morosité s’il a un caractère morose, sans plus nous relier à quelque chose, par exemple « le temps qu’il fait »85. Nous trouvons encore de tels amalgames chez Peter Goldie, entre autres, selon lequel il y aurait supposément – à la différence de ceux qui sont « non-orientés » – des émotions et des sentiments « orientés86 ». Si nous revenons à la description phénoménologique, un trait particulier retient notre attention : la perception sentante de sentiments
se distingue fondamentalement du penser en concepts, ce qui les a fait qualifier d’objets échappant à l’appréhension idéelle, et donc frappés d’irrationalité. En tant que sentiments, ils sont les modes de certaines « visions » sentantes, d’intuitions, bien que fondamentalement distincts des visions sensibles que l’on peut ramener à des concepts universels par les schématisations de l’imagination. Ce sont justement des visions du sentir que l’on ne peut comprendre ni par l’expérience subjective, ni en tant qu’« états psychiques », ni en tant qu’objets connaissables, saisissables conceptuellement. Les sentiments que nous pouvons éprouver ne sont pas des objets mais des médias, – pas dans le sens,de « communications », de messages entre émetteurs et récepteurs,
mais comme simples nuances (Tönungen)87 d’un être-dans-le-mondenaux multiples variantes. Nous pouvons certes comparer les différentes qualités des sentiments entre elles, ainsi que leur intensité par rapport à la même qualité de sentiment, comme s’il s’agissait d’objets. Euxmêmes toutefois, les « contenus » du sentir, sont simples en tant que médias, et donc ne se prêtent pas à une décomposition analytique. On ne peut distinguer en eux des éléments ou des qualités qui leur appartiendraient. Cela les rend naturellement très peu sympathiques à une philosophie orientée principalement vers l’approche linguistique, purement analytique. Lorsque nous rencontrons par la perception sentante des sentiments en tant que médias, il n’y a encore aucune tendance à les dissocier en quelque chose de subjectif et quelque chose
d’objectif. Ils semblent, comme on leur en fait le reproche, simplement « nébuleux », « flous », « monotones ». Mais c’est précisément là que réside leur étonnante faculté : chaque sentiment déterminé peut en quelque sorte rassembler autour de lui sans limite les éléments les plus hétérogènes, les plus disparates, les plus opposés ou les plus indifférents les uns aux autres, pour leur conférer une « odeur » commune, une « coloration » commune ou une « tonalité » (Tönung) commune. Pardelà,toute différence sujet-objet, pénétrant celle-ci « sans faire de distinction », le médium des sentiments montre que sa faculté consiste à empêcher, par l’intermédiaire de ses tonalités simples et pénétrantes, la désintégration des multiplicités du monde, dans la mesure où il n’est plus possible de les réunir ou de les opposer sur le plan épistémique et logique, où il n’est plus possible de les « synthétiser » ou de les« analyser ». D’une manière beaucoup plus « universelle », si nous les comparons aux concepts, les sentiments sont meta-rationnels, et non irrationnels. Ce sont eux en premier lieu qui permettent que chaque aspect du monde, de l’étant et de l’existence apparaisse intuitivement comme triste, joyeux, sombre et violent, laid, même jaloux, injuste, ou purement et simplement terrible, horrible et méchant ou bien rayonnant et gai, ou encore plongé dans leurs entrelacs sans fin, que les concepts ne peuvent différencier. « Avec » ou « dans » ces sentiments, quelque chose dans le monde est ressenti et mis en évidence qui ne peut
plus être en aucune manière déterminé comme « états d’âme stables » et sujets à exploration, ni comme « qualités de quelque chose ». Ce monde des sentiments se montre sous des aspects continuellement changeants et qui pourtant se répètent, accessibles à un sentir qui est en quelque sorte porté à chaque fois par nos émotions. Cette médialité des sentiments, qui n’appartiennent ni à un sujet ni à un objet, mais qui constitue entre eux une sorte de médium « vibrant », sans les scinder en une opposition, pourrait éventuellement être rendue par l’expression schopenhauerienne de « sentiments abstraitement universels » : car il ne s’agit plus alors de « projections » psychiques sur des objets, comme certains morceaux de musique. En tout cas, nous sommes toujours loin, déjà par les sentiments, de nos « propres états psychiques », même si nous essayons d’en faire notre seule propriété, comme le suggère le fait,de parler de « nos » sentiments. Les êtres humains que nous sommes peuvent peut-être parler avec un certain droit de leurs émotions, comme si elles étaient leur propriété, qui néanmoins toujours leur échappe. Car dans certaines limites, elles se montrent accessibles à un contrôle rationnel, mais peuvent également être refoulées au point de ne pouvoir plus surgir que sous une forme irrationnelle. Mais nous parlons à tort de « nos » sentiments, comme s’ils étaient une qualité « psychique ». En réalité, tout « l’étant-dans-le-monde » se manifeste par les multiples modes du sentir, sous l’aspect de sentiments. Il me semble que d’énormes potentiels de conflits peuvent s’accumuler en raison d’une méconnaissance fondamentale de l’éventail médial des sentiments dans les sociétés et de leur fausse assimilation aux émotions, jusqu’à ce que celles-ci, comme dans le national-socialisme, explosent sous la forme d’une folie collective en tant que nihilisme politique88. On attribue alors par erreur aux sentiments, au lieu des émotions, des valeurs et contre-valeurs sociales.Mais qu’en est-il des sentiments qui ne s’offrent pas d’emblée au monde des connaissances scientifiques et techniques, et qui ne restent pas liés aux émotions qui accompagnent nos désirs ? Peut-on attribuer immédiatement aux arts, et notamment à la musique, des sentiments qui en seraient le contenu, comme le fit Schopenhauer ? De quels sentiments s’agit-il alors ? On ne parle guère de morceaux de musique à la joie maligne, honteux ou responsables…11. Les Stimmungen de la musique et les sentiments utopiques Alors que la réponse courante de la psychologie est que, dans l’attribution de certains sentiments à des oeuvres musicales, il ne pourrait s’agir que de « projections » d’un sujet, donc pour ainsi dire que de reflets de ses propres particularités, ce fut tout d’abord l’esthétique philosophique qui attira l’attention sur la singularité de certains sentiments qui nous permettent de « contempler », de saisir intuitivement des formes de la nature et des créations des arts, sans les interpréter uniquement à l’aune de nos émotions : les sentiments esthétiques. En tant que phénomène acoustique, la musique naturellement peut éveiller aussi des sensations ordinaires, quand par exemple sa puissance fait mal ou que nous sommes irrités par la sonorisation de tous les espaces publics ; ses registres et ses rythmes monotones et sentimentaux ne servent que le monopole d’une sociabilité indigente ou, comme Poznidchev disait : elle sert en douceur des buts militaires ou religieux. Car la musique ne serait qu’un « excitant », éveillant des émotions mais ne suscitant pas de sentiments élevés. Mais comment en venons-nous à inscrire dans les morceaux de musique eux-mêmes toutes sortes de sentiments qui en seraient le contenu ? Je veux essayer,d’approcher ce problème. Les sentiments qui accompagnent nos perceptions sensibles nous donnent un premier indice : alors que les sentiments gustatifs, tactiles et olfactifs reposent encore sur une sensation éprouvée par notre propre corporéité, même s’ils la dépassent, les sensations relatives à ce qui est vu et entendu peuvent largement reculer, de sorte que dans des perceptions optiques et acoustiques, dans lesquelles reculent les sensations visuelles et auditives, apparaissent des phénomènes visibles et audibles, totalement indépendants de nos états psychiques, enveloppés des sentiments les plus divers. De toute façon, nous ne ressentons le son qui nous émeut que pendant un instant fugitif. Mais dès que nous l’entendons en lien avec d’autres sons et rythmes, dans une mélodie par exemple, nous « entendons » en même temps ce qui précisément échappe à toute sensation actuelle, nous percevons en effet encore le son qui vient juste de retentir et celui qui l’a précédé, et celui qui l’a également précédé, cette séquence des sons qui n’est pas encore définitivement passée, comme ce qui s’est manifesté antérieurement, et la venue de sons futurs qui s’annoncent déjà comme ce qui se manifeste ultérieurement, et ce n’est que dans un mouvement avec le son que nous venons de ressentir que se forme le phénomène de la mélodie89. Mais ce qui se manifeste ainsi dans le sentir est en tant que sentiment
largement indépendant des sensations sonores actuelles et fugitives. Or ces phénomènes musicaux ne se révèlent à nous dans ce qui les rend harmonieux, disharmonieux ou faux que par le biais de certains sentiments.
L’empathie, dans la peine comme dans la joie, nous montre qu’il
existe des sentiments qui se distinguent fort de ceux qu’éprouvent
les personnes diversement affectées, des sentiments que nous ne
partageons pas directement, qu’actuellement nous ne percevons pas, mais que nous pouvons ressentir a posteriori ou pressentir dans leur réalité à venir. Il ne s’agit pas ici de sentiments heureux partagés dans la jubilation, ni de plaintes douloureuses exprimées en commun, par lesquels nous nous ressentirions en communion avec le sentir des autres90. Nous interprétons le ressentir d’autrui, à travers les modes d’expression des émotions – certains mouvements affectifs, certains gestes et mimiques, ou par la signification des mots – comme étant les sentiments d’autrui, et cette interprétation sera accompagnée de sentiments personnels, regret, hommage, indifférence. Mais les expressions qui nous orientent vers les sentiments d’autrui peuvent être en outre simulées, si bien que l’on peut avoir l’impression que l’autre personne ressent vraiment de la joie etc., bien que celle-ci ne
soit que feinte et donc prenne le masque d’un sentiment. Nous pouvons également, au-delà de l’authenticité ou de la duplicité des sentiments d’autrui, vouloir représenter leur expression sur un plan « théâtral », artistique, comme c’est le cas des paroles et des actes des Lieder et des drames musicaux. Mais les sentiments peuvent-ils être détachés du ressentir des sujets, « objectivés » au point que l’on puisse attribuer à la musique elle-même leurs contenus ?
Nous savons que Martin Heidegger attira l’attention sur le fait
qu’une disposition (Befindlichkeit) facticielle du Dasein précédait
l’« expérience » de sentiments, « qui est et qui est appelée à être »,
une disposition qui est d’emblée accordée (gestimmt) de telle ou
telle manière91. « Cette coloration a déjà conquis l’être-dans-lemonde en tant que totalité et c’est elle seulement qui rend possible une orientation-vers (Sichrichten-auf ). La disposition ne se rapporte pas immédiatement au domaine de l’âme, n’en est pas un état intérieur qui s’extérioriserait ensuite de manière énigmatique et teinterait les choses et les personnes92. » Le Dasein [est existentiellement préalablement accordé n.d.t.] de telle sorte qu’il peut être approché et touché de cette manière par une entité portant l’empreinte du monde et qui vient à sa rencontre (innerweltlich Begegnendem), éprouve son lien de dépendance, qu’il comprend. « Dans la disposition, il y a sur un plan
existentiel une dépendance implicite qui ouvre l’accès au monde, et qui permet la rencontre avec ce qui approche93. »
Je voudrais transformer un peu ce cheminement de pensée pour
contourner l’attribution exclusive des Stimmungen en tant que
« dispositions » de l’être étant dans le monde. Comme j’ai cherché
à le montrer, on peut attribuer le dépassement de tout ce qui est
subjectif et objectif aux sentiments en tant que médias, tels qu’ils nous sont accessibles par un sentir appuyé sur l’émotion. Heidegger prend certes ses distances avec l’expression des « sentiments », parce qu’il les considère seulement comme des phénomènes psychiques ; mais son expression « ambiance » (Stimmung) doit englober à la fois le « est » factuel de la disposition de l’existence et son « devoir-être » intentionnel. Le rapport demeure obscur. J’ai tenté de contourner cela par le concept d’une « médialité des sentiments ». Dans la Critique de la faculté de juger esthétique de Kant, apparaissent encore des traces de l’ancienne acception de l’ambiance (Stimmung), qui ne signifiait pas seulement une sorte de sentiment simplement plus indéterminé de l’existence, mais un mode de la musique elle-même. Tout d’abord on déterminait (be-stimmte) les voix des chanteurs selon leur tessiture : soprano, ténor, alto, basse. Ensuite, on reportait les « voix » sur les instruments, que l’on devait tout d’abord accorder (abstimmen) entre eux, comme les voix des chanteurs, afin que leur jeu soit harmonisé. (zusammenstimmen). On appelait enfin en Europe « tempérament » (Stimmung) la manière dont pour un
instrument sont choisis au sein d’une octave les rapports de fréquence exacts des douze demi-tons du système tonal voulu. Ces rapports se modifient à partir du XXe siècle. Mais les ambiances (Stimmungen)musicales peuvent toujours faire surgir différentes « ambiances de sentiments » (Gefühlsstimmungen), les secondes n’étant saisissables qu’à travers les premières. Mais où est le critère permettant d’apprécier des oeuvres musicales comme justes (stimmig) et harmonieuses (wohlgestimmt), ou comme disharmonieuses (mißstimmig) ou même fausses (unstimmig) ? Quelle instance décide si l’atmosphère que diffuse un morceau est insipide, superficielle, ou bien empreinte de tristesse (Tiefstimmung) ou d’enthousiasme (Hochstimmung), si elle est riche ou pauvre en nuances (Stimmungen) ou se rapproche seulement du chaos désaccordé d’un vulgaire bruitage ?
D’après Kant, cela n’est pas au pouvoir de la perception sensible,
ni de la logique conceptuelle, ni d’une forme de désir. C’est seulement par les sentiments esthétiques que nous sommes aptes à juger si les sons d’un morceau sont justes (stimmen) et s’accordent entre eux (zusammenstimmen), que ce soit simplement « en harmonie » ou dans un tissu complexe fait d’oppositions et de dissonances, ou audelà des modes classiques traditionnels. Or au cours de notre histoire européenne se sont formés certains schèmes affectifs esthétiques, extrêmement vagues, par lesquels on s’imagine pouvoir juger de ce qui est « beau » ou « laid », « sublime » ou « pédant », « triste » ou « joyeux », « tragique » ou « comique », etc. Ce qui n’entre pas dans ces schémas affectifs relevant du pré-jugé d’une majorité qui ne souhaite que se faire plaisir, est généralement rejeté par cette dernière comme
« intellectuel ». Comme il n’y a pas encore de mots pour désigner les nouveaux types de sentiments, on n’est pas du tout prêt à suivre leurs traces infiniment diverses qui peuvent mener à la découverte d’une infinie multiplicité d’accords et de contre-accords dans la musique. On s’en tient aux répétitions ennuyeuses de banals morceaux à l’unisson et aux schémas affectifs conventionnels qui les accompagnent. Mais c’est précisément le génie des grands compositeurs de toutes les époques que de présenter dans leurs oeuvres des atmosphères totalement nouvelles et inconnues, et il appartient à la sensibilité affinée des auditeurs, cultivée par une musique de ce genre, d’y entendre des sentiments jusqu’alors inconnus, encore sans nom, utopiques, qui peuvent permettre de décrypter les atmosphères jusqu’alors inconnues, encore sans nom, utopiques. J’emploie ici le mot « utopique » non pas dans le sens d’« idéaliste » ou d’une irréalité « chimérique », mais dans le sens d’un lieu en formation qui ne nous apparaît pas encore dans une
présence spatiale. Les sentiments esthétiques et les accords musicaux peuvent tour à tour naître les uns des autres, ce qui ne se produit pas comme le rappelait Jacques Lacan, sans un effort, faute duquel il n’existe pas de jouissance réellement profonde et qui nous transforme. Et il appartient aux sentiments esthétiques, dans la mesure où ils ne sont ni reconnaissables pas accessibles à la connaissance sensible et logique, ni n’obéissent à un désir, de mettre en évidence les nuances simples des atmosphères musicales qui empêchent la multiplicité des sons et des rythmes de se désintégrer ou de se fondre en une seule masse, sans devoir pour autant se soumettre à une atmosphère « de base » générale94. À la différence de schémas perceptibles par
les sens et de ce qui est universel sur le plan conceptuel, de telles
colorations sont également capable, de façon merveilleuse, de réunir des phénomènes sonores très hétérogènes en un milieu juste (ou disharmonieux ou discordant) – des phénomènes sonores musicaux qui ne forment pas seulement une « unité supérieure » en tant qu’éléments et variantes d’un genre, homogènes sur le plan acoustique. Ce que nous ressentons en écoutant de la musique significative, nous ne l’attribuons pas immédiatement aux sentiments récurrents que connaît notre coeur, pour en inonder les oeuvres musicales ou les censurer ; par les sentiments, nous saisissons les ambiances musicales ellesmêmes dans leurs milieux sonores, qui permettent à celles-ci de se former. C’est ainsi que les grandes compositions, qui finalement ne peuvent pas être interprétées avec les critères du passé, ni ceux du présent, mais appartiennent toujours déjà à l’avenir, lancent un défi renouvelé non seulement aux vulgaires lieux communs de sentiments
creux, pour les saboter, les secouer, les briser ; elles ouvrent un espace à d’autres sentiments, sources d’égarements mystérieux et inquiétants, dont les significations sont encore incompréhensibles, encore sans nom et inclassables, un u-topos qui doit être en même temps ressenti comme eu-topos : un « lieu de nulle part » dont les accents ne vibreront comme « lieu heureusement réussi » que dans une grande musique. Une telle musique transforme peut-être plus que nos seuls sentiments esthétiques, par lesquels peuvent se former à leur tour des atmosphères musicales d’un nouveau type.
La musique et l’utopie des sentiments
Hans-Dieter Bahr, Traduit de l’allemand par Claudine Villetet
Dans Le Philosophoire 2019/2 (n° 52), pages 169 à 208
Mis en ligne sur Cairn.info le 20/12/2019
https://doi.org/10.3917/phoir.052.0169
1 Platon, La République, in : OEuvres complètes, Livre III, v. 398 d-e, trad. Robert Baccou, Garnier Frères, Paris, p. 96. [Voir remacle.org]
2. Ibid., v. 399 c, p. 97.
3. Ibid., v. 401 d, p. 100.
4. Aristote, Politique, Livre V, ordinairement placé le VIIIe, chap. IV et V, trad. J. Barthélémy-Saint-Hilaire, Librairie philosophique de Ladrange, Paris 1874. [Voir remacle.org]
5. Ibid., chap. V : « Or rien n’est plus puissant que le rythme et les chants de la musique, pour imiter aussi réellement que possible la colère, la bonté, le courage, la sagesse même, et aussi bien tous les sentiments opposés à ceux-là. Les faits suffisent à démontrer combien le seul récit des choses de ce genre peut changer les dispositions de l’âme. » Mais aux « auditeurs grossiers », aux « natures inférieures » il faut des « harmonies aussi dégradées qu’elles […] ; et voilà pourquoi nous accordons aux artistes qui luttent entre eux le droit d’accommoder la musique qu’ils exécutent aux grossières oreilles qui la doivent entendre. »
6. Sur le thème du loisir, voir mon livre Zeit der Muße – Sur le thème du loisir, voir mon livre Zeit der Muße – Zeit der Musen, (« Temps du loisir –Temps des Muses »), Tübingen 20153.
7. Nous savons bienque Friedrich Schiller a tenté dans ses Lettres sur l’éducationesthétique de l’homme de penser encore conjointement art et morale ; mais, au vudes faits historiques, il fut dans l’obligation de réduire la thèse d’une amélioration morale des hommes par l’art à une « idée transcendantale régulatrice » (au lieu de« constitutive ») dans le sens kantien. (Friedrich Schiller, Über die ästhetischeErziehung des Menschen, in einer Reihe von Briefen, in : Schillers Werke Bd. 8, Hg. L. Bellermann, Leipzig-Wien o. J., p. 170 sqq. 8.) Hegel avait déjà rencontré l’obstacle de ce cercle sans fin
8. Hegel avait déjà rencontré l’obstacle de ce cercle sans fin: d’une part, il estmontré un rapport concret d’après lequel l’oeuvre musicale, « née du monde même dela subjectivité, imprégnée de riches nuances de l’âme et de la sensibilité, peut à sontour agir avec tout autant de richesse » (Gottfried Wilhelm Friedrich Hegel, « DieMusik », in : Vorlesungen über die Ästhetik 3. Buch,Werke Bd. 15, Hg E. Moldenhauerund K. M. Michel, Frankfurt-M 1970, p. 146). La musique « autonome » (et non« accompagnatrice ») se montre ici comme un medium singulier de sentiments à faire connaître, qui parviennent ainsi, venus de leur intériorité muette, à une sorted’auto-objectivation. Et cette « sphère » s’étend en une « expression musicale de tousles sentiments et de toutes les nuances de la joie, de la gaîté, de la plaisanterie, de l’humeur, de l’allégresse et de la jubilation de l’âme, ainsi que de tous les degrés de lapeur, de l’affliction, de la tristesse, de la plainte, du souci, de la douleur, de la nostalgie etc. et enfin de la vénération, de l’adoration, de l’amour etc. » (ibid., p. 150). D’autre part, la musique ne copie toutefois nullement des sentiments concrets : « Les variationsmusicales ne sont pas toujours également les variations d’un ressenti… mais un purmouvement musical qui joue avec lui-même. » (p. 186) C’est ainsi justement que lamusique arrache la conscience à cet élément appartenant d’avantage au monde durêve qu’est la sensation sans représentation et nous nous sentons « émus de telle ou telle manière par elle » (p. 196). « La seule sensation qu’a l’âme d’elle-même et le jeumusical de la perception de soi sont finalement, en tant que Stimmung (accordage, pure atmosphère et état d’âme), trop généraux et abstraits. » (p. 200). Comme la musiquene suit pas un cours de représentations clair en lui-même, elle dépend avant tout duressentir abstrait » (p. 216). Là où l’on ne veut plus de textes de Lieder ou d’opéras, il ne reste rien d’autre que la tonalité générale du ressenti » (p. 221). Hegel parle de l’ « intériorité abstraite de la musique » (p. 224), de l’ « universalité abstraite de soncontenu » et de l’ « intimité indéfinie de l’âme » (p. 227). C’est en termes similaires qu’Arthur Schopenhauer exposera ses idées sur la musique.
9.Ibid.p.136.
10. Vladimir Jankélévitch, La musique et l’ineffable, Seuil, 1983, p. 43 : « LesPréludes de Debussy ne laissent pas à la vie affective le temps de s’attarder. »
11. Voir Theodor W. Adorno, Philosophie der neuen Musik, Frankfurt-M 1962.
12. Ernst Bloch, Geist der Utopie, (2. Fassung 1923), Frankfurt-M 1964, p. 160 et pp.99-100. Empruntant encore largement à la tradition hégélienne et schopenhauerienne, Bloch parle également dans sa première oeuvre de « la valeur émotionnelle attribuée aux compositions : haine, passion, colère, amour, secret, qui permet de restaurer toute l’aura dans laquelle baigne le paysage de l’âme. » (p. 41)
13. Leo N. Tolstoi, Die Kreutzersonate. Geschichte einer problematischen Ehe, Übers. A. Scholz, München o. J.
14. Ibid., p. 80.
15. Ibid., p. 84.
16. Ibid.
17. P. 82.
18. Ibid.
19. P. 83.
20. Le jugement de Jankélévitch, évoquant « le néant absolu de la mauvaise musique » (op. cit., p. 134) est trop simple et trop catégorique. D’où viendrait en effet son énorme pouvoir de subjuguer des millions d’êtres humains ?
21. « Quels sont donc ces sentiments qui se laissent désigner trop aisément comme déplaisir par le mode mineur plus sombre et comme plaisir par le mode majeur plus clair ? » Ernst Bloch, Geist der Utopie, op. cit., p. 160.
22. Immanuel Kant, Kritik der Urteilskraft, Hg R. Schmidt, Leipzig 1956, § 51, p. 231
23. Ibid., p. 233.
24. Voir Otto Friedrich Bollnow, Das Wesen der Stimmungen, Frankfurt-M 1956
25. Schopenhauer soumet ainsi finalement les sentiments esthétiques eux aussi à la sphère de la volonté, à la différence d’Emmanuel Kant, qui maintenait que toutes les facultés de l’âme pouvaient être rapportées à trois, lesquelles ne peuvent être déduites d’un fondement commun : « la faculté cognitive, le sentiment de plaisir et déplaisir et la faculté de désirer. » (Immanuel Kant, Kritik der Urteilskraft, Einleitung III,
26. Arthur Schopenhauer, Die Welt als Wille und Vorstellung vol.II, chap. 39,« Zur Metaphysik der Musik » in : Sämtliche Werke Vol. 3, Hg J. Frauenstädt, Leipzig 1881, p. 278 et pp. 303-304. Schopenhauer transforme ainsi la thèse de Kant, selon lequel le génie créait « inconsciemment, comme la nature ».
27. Ibid., p. 311.
28. Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation,Sämtliche Werke, Bd 1 (Première version 1819), op. cit. p. 523.
29. Ibid., p. 316.
30. Ibid., p. 514. Richard Wagner avait plus tard, entièrement sous l’influence de Schopenhauer, écrit avec une emphase similaire sur Beethoven, plus précisément sur la Troisième Symphonie de ce dernier : « Le premier mouvement contient, comme en un foyer ardent, toutes les sensations d’une riche nature humaine dans une émotion sans repos, animée par une activité extrême et juvénile. Bonheur et douleur, plaisir et souffrance, grâce et nostalgie, réflexions et aspirations, langueur et délectation, audace, défi, et un sentiment de soi effréné alternent et se pénètrent si intensément, sans barrière, que, pendant que nous partageons toutes ces impressions, aucune ne peut se détacher distinctement de l’autre, notre communion doit nécessairement s’appliquer à cette totalité qui se communique à nous, êtres humains doués d’une réceptivité illimitée. Mais toutes ces sensations partent d’un pouvoir principal, et celui-ci est l’énergie Cette énergie, intensifiée à l’infini par toutes les impressions, et poussée exprimer la surabondance de son être, est l’élan principal qui entraîne tout le morceau : elle se concentre – vers le milieu du mouvement – jusqu’à devenir puissance d’anéantissement et dans sa manifestation redoutable, nous croyons avoir devant nous un broyeur d’univers, un Titan en lutte contre les dieux. Cette force dévastatrice qui nous emplit tout à la fois de ravissement et de terreur, se précipitait vers une catastrophe tragique. » Richard Wagner, Beethoven, in : Gesammelte Schriften und Dichtungen, Bd 5, Leipzig 1889, p.170).
31. Ibid., Bd II, p. 302.
32. Ibid., Bd I, p. 133.
33. Ibid., p. 196.
34. Nous savons que Schopenhauer se réfère aux conceptions fondamentales du Veda de l’Inde ancienne et du bouddhisme
35. Idées que Schopenhauer emprunte à Schelling – l’idée pythagoricienne que « la représentation de l’univers est une musique », que les « formes de la musique sont les formes des choses éternelles en soi », que le son lui-même n’est rien d’autre que « la vision qu’a l’âme du corps lui-même », que la musique n’est rien d’autre que « le rythme archétypal de la nature et de l’univers, qui au moyen de cet art pénètre dans le monde reflété », etc. (Voir Friedrich Wilhelm Joseph Schelling, Philosophie der Kunst (1802), ainsi que la réédition des Cours de Iéna de 1859, Darmstadt 1980, pp. 150, 145, 134, 13. Tout cela renvoie aux raisons occultes de son mépris envers Schelling, qu’il qualifia entre autres de pseudo-philosophe, pour masquer ses propres plagiats. Il reste naturellement une différence essentielle : pour Schopenhauer, l’univers est volonté absolument dépourvue de sens, mais pour Schelling, il est « formé en Dieu comme oeuvre d’art absolue et dans une beauté éternelle » (p. 29).
36. A. Schopenhauer, Die Welt als Wille und Vorstellung Bd II, p. 513.
37. Ibid., Bd I, p. 307.
38. P. 312.
39. Schopenhauer aurait pu trouver chez Blaise Pascal la réflexion suivante : en face de la logique du percevoir et du penser, on peut admettre un ordre propre au sentiment et au désir, au lieu de livrer ces derniers à une irrationalité supposée. Pensons à la célèbre maxime : « Le coeur a ses raisons que la raison ne connaît point » (Blaise Pascal, OEuvres complètes, « Pensées », section II « Papiers non classés, série II 423- 277, éd. du Seuil, Paris, 1963, p. 552). Mais la métaphysique de Schopenhauer, qui voulait surmonter le fossé creusé par Kant entre raison théorique et raison pratique – comme déjà avant lui les penseurs de l’idéalisme allemand – retombe finalement dans un positivisme sans fond.
40. Ernst Bloch, Geist der Utopie, op. cit., p. 75 et p. 96
41. Ibid., p. 192.
42. Ibid., p. 160.
43. Ibid., p. 127.
44. Ibid., p. 161.
45. Ibid., p. 195.
46. V. Jankélévitch, La musique et l’ineffable, op. cit., p. 77.
47. Ibid., p. 76.
48. Ibid., p. 71.
49. Ibid., p. 73.
50. Ibid., p. 76.
51. Ibid., p. 86.
52. Ibid., p. 142
53. Friedrich Nietzsche, Die Geburt der Tragödie aus dem Geiste der Musik, in : Nietzsches Werke, Bd 1, Leipzig 1906, p. 27 sqq.
54. Friedrich Nietzsche, Menschliches, Allzumenschliches (1878), in : Nietzsches Werke Bd III, op. cit. p. 194-195.
55. Ibid.
56. Theodor W. Adorno, Philosophie der Musik, op. cit., p. 131,note 2
57.Thomas Mann, Doktor Faustus, Frankfurt-M 1967, pp. 255-256.
58. Ibid., p. 256.
59. Ibid., p. 257.
60. Ibid., p. 258.
61. T. W. Adorno, op. cit., p. 44.
62. Le terme de Stimmung est polysémique :il vient de Stimme, la voix. Son sens originel évoque l’accord des voix les unes avec les autres, afin de parvenir à un ensemble harmonieux, « con-cordant », « con-sonnant », Stimmung représentant à la fois ce travail d’accordage et son résultat : une atmosphère, une ambiance. Stimmung désigne alors également l’état d’âme lui-même.
63. Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues (qui parle également de la mélodie et de l’imitation musicale), Collection complète des oeuvres, Genève 1780-1789, vol. 8, in-4°, chap. XV, p. 417. [Voir http://www.rousseauonline-ch/images/cc-small.png ]
64. Ibid., p. 364.
65. Ibid., p. 416.
66. Jankélévitch, op. cit., p 32.
67. Jean-Jacques Rousseau, op. cit., p. 359. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, on parlait des passiones animae, des passions qui déterminaient « sentiments » et « atmosphères » ; à partir du XIXe siècle, on parla surtout de ces dernières.
68. Ibid., chap. XII, p. 407.
69. Je rappelle ici le violent combat culturel déclenché en Europe sous l’influence du Vatican et dont le XXe siècle fut loin de voir le terme.
70. Voir Philosophie der Gefühle, Hrsg. Sabine Döring, Frankfurt-M 2009. Il s’agit d’un recueil de théories notamment anglo-américaines sur les émotions au sein de la philosophie analytique.
71. Voir : William James, What is Émotion ? in : Mind 9, Williams and Norgate, London und Edimburgh 1884, p 190.
72. Je laisse ici ouverte la question de l’appréciation des « mouvements » hormonaux et neuronaux.
73. Nous appelons ordinairement « affects » des émotions violentes fugitives, surgissant soudainement. Si elles durent très longtemps, elles peuvent prendre des formes névrotiques ou psychopathiques. La plupart des émotions finissent par devenir des conventions desséchées, dépourvues de sentiments et ne se manifestent plus que dans des formules comme « très heureux » ou «excusez-moi».
74. Jean-Paul Sartre a déjà attiré l’attention sur ce phénomène dans les années trente du XXe siècle in : Esquisse d’une théorie des émotions, Hermann, Paris 1939.
75. Dans la philosophie analytique, les « affects » provoqués par les émotions sont interprétés sur un plan métaphysique et téléologique. Le caractère d’orientation vers un but (Zielgerichetheit) des affects, comme celui de l’ « attention » ou des « actions » est alors souvent mêlé avec son intentionnalité au sens phénoménologique, qui distingue acte – contenu – et objet (transcendant). Ainsi Robert C. Roberts identifie-t-il purement,et simplement « orientation » et « intentionnalité » dans son livre : Emotions. An Essay in Aid of Moral Psychologie, Cambridge 2003. Voir en revanche : Edmund Husserl : Logische Untersuchungen Nr 5. Über intentionale Erlebnisse und ihre Inhalte (1901), Hrsg. Elisabeth Ströcker, Hamburg 1988. Max Scheler insiste de même pour dire que les sentiments n’ont pas en propre une « orientation immanente vers des objets », mais que par contre l’intentionnalité du sentir a pour contenu le sentiment lui-même (In :Der Formalismus in der Ethik und die materiale Wertethik, Bern 1954, pp. 270-71). L’effacement de cette différence fait surgir des problèmes qui amènent la philosophie analytique à introduire une distinction difficile à appréhender entre un objet « réel » et un objet « formel » des émotions « orientées ». Voir à ce sujet : Sabine Döhring, « Allgemeine Einleitung : Philosophie der Gefühle heute », in : Philosophie der Gefühle, op. cit., pp. 70-71.
76. V. Jankélévitch, La musique et l’ineffable, op. cit., p. 23. On peut naturellement, par la langue des Lieder, des oratorios, des opéras, faire entrer dans un jeu musical tout l’éventail des émotions et des sentiments. Pour la musique instrumentale pure, personne n’a encore dit qu’elle était capable d’exprimer la jalousie, la honte, la culpabilité, leregret, les déceptions, la justice, etc
77.Le mot italien furioso ne désigne pas ici une émotion, mais fait fonction de métaphore pour décrire un mouvement qui enfle (par exemple le vent).
78. Peter Frederick Strawson osa l’intéressante expérience d’examiner sur des sons musicaux la possibilité d’un système de choses singulières objectives et identifiables sans choses matérielles comme choses singulières d’un système (in : Einzelding und logisches Subjekt (Individuals). Ein Beitrag zur deskriptiven Metaphysik, Übers. F.Scholz, Stuttgart 1972). « Pouvons-nous penser un système totalement non-spatialde choses singulières objectives ? » (p. 79). Il semble possible de pouvoir reconnaître comme identiques certains phénomènes acoustiques temporels qui surgissent dans tel ou tel contexte, indépendamment de nos observations actuelles. Peut-être parviendrionsnous ainsi à faire des distinctions entre soi et ses propres états d’une part, et d’autres choses singulières indépendantes de ceux-ci d’autre part. Dans notre propos, cela signifierait la possibilité d’admettre une existence de la musique indépendamment de notre écoute. Mais il semble que l’on ne peut y parvenir sans déterminations spatiales qui ne sont pas appréhendables par les dimensions de la géométrie. – L’existence d’un problème spatial dans la musique a été suggérée par : Karl Wilhelm Ferdinand Solger, Vorlesungen über Ästhetik, Darmstadt 1980, p. 340.
79. I. Kant, Anthropologie in pragmatischer Hinsicht, Zweites Buch : « Das
Gefühl der Lust und Unlust », Hg W. Becker, Stuttgart 1983, pp 166-167 (mis en italique par nos soins).
80. Pensons à toutes les formes de masochisme ou au dolorisme des martyrs.
81. Kant, Anthropologie, op. cit., p. 166.
82. Voir Max Scheler, Der Formalismus in der Ethik und die materiale Wertethik, op. cit. Les classements de Max Scheler dans le chapitre « Fühlen und Gefühle » suivent encore le schéma devenu problématique « corps-vie-âme-esprit »
83. Wagner a démontré jusque dans quelle démesure de tels sentiments et émotions abstraits peuvent être exacerbés dans sa diatribe antisémite : Le judaïsme dans la musique (op. cit., p. 66 sqq.), par laquelle il pensait se venger de Mendelssohn-
Bartholdi, qu’il avait tant vénéré auparavant, mais qui l’avait cruellement blessé par le peu de compréhension qu’il éprouvait pour sa musique. Friedrich Nietzsche fit un commentaire pertinent de la furie wagnérienne : « Comment pareil homme peut-il se
laisser tyranniser à ce point ? Par exemple par sa haine des juifs ! » (Friedrich Nietzsche, « Gedanken über Richard Wagner, Musik und Bayreuth ». OEuvres posthumes 1874/78, in : Nietzsches Werke Bd. IV, Aph. 52, op. cit., p. 448). Et Ernst Bloch opposa au
pamphlet de Wagner la belle phrase sur Gustav Mahler : « C’est véritablement du judaïsme dans la musique, la douleur juive et la ferveur juive. » (Ernst Bloch, Geist der Utopie, op. cit., p. 90).
84. Voir Gilles Deleuze et Félix Guattari, Rhizome, Les Éditions de Minuit, Paris 1976, 76 p. – Le mot grec rhizoo (ρίζόω) n’est ni passif, ni actif ni réfléchi, mais un verbe à la voix médio-passive !
85. Voir Otto Friedrich Bollnow, Das Wesen der Stimmungen, op. cit.
86. Peter Goldie, Emotionen und Gefühle, in The Emotions : A Philosophical Exploration, Oxford 2000, pp. 50-72. Traduit par Jean Moritz Müller, in : Philosophie der Gefühle, op. cit., p. 380, qui se laisse aller à des phrases ambiguës telles que : « Avoir un sentiment orienté signifie penser à quelque chose avec un sentiment ». On ne sait plus si sentir est une sorte de penser ou si sentir est « orienté » par le penser vers quelque chose.
87. Il nous manque malheureusement des mots qui ne se rapportent pas seulement à des visions sensibles, comme « tonalités, colorations, interférences, caractère nébuleux » entre autres. Nous avons donc besoin d’analogies pour caractériser leur
type de simplicité. Martin Heidegger parle d’une « vision du monde instable, qui vacille au rythme de nos humeurs » (in : Sein und Zeit, Tübingen 2001, p. 138)
88. Voir Hannah Arendt, Elemente und Ursprünge totaler Herrschaft, Frankfurt-M 1955.
89. Voir : Edmund Husserl, Zur Phänomenologie des inneren Zeitbewußtseins (1893-1917), Hg. R. Boehm, Den Haag 1966, Husserliana, Gesammelte Werke Bd. 8. Il n’y eut d’ailleurs pas que Husserl qui tenta de penser le « temps » par le biais de la
temporalité des sons, au lieu de le comprendre par lui-même. Il succombe lui aussi aux « lois éternelles », à leur spatialisation géométrique.
90. Voir Max Scheler, Wesen und Formen der Sympathie, op. cit. C’est ce qui se passe dans toutes les manifestations de masse, que ce soit dans le sport, les animations, les shows, les concerts de pop music, les rassemblements militaires, les meetings politiques publics, etc., dans un cadre privé ou dans les cas de tristesse générale à la mort d’un être cher, entre autres.
91. Martin Heidegger, Sein und Zeit, op. cit., p. 134. Heidegger attribue d’emblée à la peur une intentionnalité qui semble toutefois cesser devant « l’angoisse du néant, de la mort ».
92. Ibid., p. 136. Je pense que Heidegger théorise finalement ici en même temps le problème de l’espace, car un « dans » de l’être-dans-le-monde doit nécessairement être précédé d’un être-extérieur plus originel. Voir H.-D. Bahr, Die Anwesenheit des Gastes, Nordhausen 2012.
93. M. Heidegger, op. cit., p. 137-138.
94. On a polarisé, justement également dans la perspective de la musique instrumentale, non seulement les émotions mais également les sentiments et les ambiances, par exemple dans l’opposition du « mode majeur joyeux » et du « mode
mineur mélancolique ». Le caractère temporel de tels «sentiments», « états de l’âme éprouvés au seul niveau subjectif », contredit toutefois souvent les temps musicaux. Ainsi Jankélévitch se demandait-il : « Le sentiment, état chronique, ne suppose-t-il pas
la pérennité, et l’attardement et la lente imprégnation de toute la conscience ? » (op. cit., p. 43) Les humeurs fugitives et les explosions affectives ponctuelles, de même que les passions durables, font bien sûr entrer en jeu des sentiments. Les courtes pièces pour piano d’un Anton Weber ne laissent-elles aucun espace aux sentiments ?
La musique et l’utopie des sentiments
Hans-Dieter Bahr, Traduit de l’allemand par Claudine Villetet
Dans Le Philosophoire 2019/2 (n° 52), pages 169 à 208
Mis en ligne sur Cairn.info le 20/12/2019
https://doi.org/10.3917/phoir.052.0169