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Publié par J.L.D.

« Je ne voudrais pas qu’on ne garde de moi que l’idée de chansons pour enfants »

La révolte chevillée au corps

Décès d'Anne Sylvestre, chanteuse féministe et pour enfants

 

Avec ses “Fabulettes” ou ses “Gens qui doutent” Anne Sylvestre a marqué enfants comme adultes. Confidences rares d’une artiste accomplie.

 

Elle aurait dû devenir prof de latin et de littérature. Mais ses études de lettres achevèrent de lui donner envie de malaxer les mots. « J’ai toujours pensé qu’on faisait des chansons pour ne pas avoir à expliquer »,précise Anne Sylvestre, interrogée par Jean-Baptiste ­Urbain. Elle évoque notamment une mère très musicienne, qui lui déconseille de prendre des cours de chant. « On lui avait cassé la voix en essayant de la caser dans une tessiture précise, alors qu’elle disposait d’une grande étendue vocale — dont j’ai hérité. » Elle qui, adolescente, « [s’]enchantai[t]pendant des heures avec des accords au piano » se forge « un larynx en inox » dans les cabarets, tout en allant « chaque soir pleurer dans les toilettes ». Son humour affleure en permanence. Lorsqu’elle raconte avoir décidé de parler un peu sur scène, entre deux morceaux, de crainte que le public ne pense qu’elle lui « fait la gueule » ; ou quand elle évoque Charles Trenet et Yvonne Printemps, qu’écoutaient ses parents : « Ça me fait drôle de citer ces ancêtres… »

A bientôt 85 ans, l’auteur-compo­sitrice-interprète a gardé une voix étonnamment fraîche et dynamique — et continue d’ailleurs « de noircir des cahiers sur sa table de cuisine, pour un futur enregistrement ». « Contrairement à ce qu’on dit souvent, elle aime parler des Fabulettes » [ses chansons pour enfants, qui ont médiatiquement éclipsé sa production pour adultes, ndlr], poursuit le producteur. Elle le fait ici ironiquement en prétendant avoir préparé son public de demain, son assurance-vie.

Elle se moque aussi du succès récent des Gens qui doutent — repris dans la bande-son de Plaire, aimer et courir vite, le dernier film de Christophe ­Honoré —, qu’elle ne comprend pas. On prendra plaisir à écouter ses chansons (Porteuse d’eau, Les Cathédrales, Roméo et Judith…), le récit de sa fabrique à textes, musiques et arrangements, ou encore ses propos francs sur une industrie pas vraiment tendre — elle a créé son propre label après un procès perdu contre Philips. Anne Sylvestre n’est certes pas devenue une star au sens propre, comme Brel ou Barbara. Mais elle a su, et sait toujours, occuper esprits et discothèques avec une subtilité infiniment riche.

Elle débute sa carrière en 1957 : Michel Valette l'auditionne pour son cabaret La Colombe - qui a également vu défiler des artistes tels que Guy Béart, Pierre Perret ou Jean Ferrat - , elle interprète quelques titres en début de soirée. Elle se fait alors connaître à Paris et se produit dans divers cabarets et music-halls : au Port du salut, chez Moineau, à la Contrescarpe et au Cheval d'or.

En 1959, sort son premier disque mais c'est la chanson « Mon mari est parti »(1961) qui lui permet de se faire remarquer. Elle est surnommée la « Brassens en jupons » : les textes et la guitare en sont certainement pour quelque chose. L'artiste lui a même préfacé son deuxième disque. En 1960, elle reçoit le prix de l'Académie de la Chanson française.

En 1962, elle monte sur la scène de Bobino en première partie de Jean-Claude Pascal et sur la prestigieuse scène de l'Olympia en première partie de Gilbert Bécaud. Elle tourne également en province, en Europe et à l'étranger où elle fait la première partie d'artistes comme Jacques Brel et Mouloudji. C'est en 1963, que sort son premier 33-tours.

En 1964, après avoir sorti plusieurs albums de chansons pour adultes, Anne Sylvestre se dirige vers les chansons enfantines : Les Fabulettes voient le jour. Elle reçoit alors le Grand Prix international du disque de l'Académie Charles-Cros, prix qu'elle obtiendra quatre fois entre 1963 et 1967. En 1969, elle chante en duo avec Boby Lapointe, « Depuis l'temps que j'l'attends mon prince charmant ».

Après en avoir changé deux fois, elle crée sa propre maison de disques, Sylvestre, pour laquelle elle enregistre en 1974 Les Pierres Dans Mon Jardin. Elle sort six albums pour adultes entre 1975 et 1986. En 1987, elle crée avec la complicité de Pauline Julien un spectacle en Belgique, Gémeaux Croisées puis enregistre pour la première fois son spectacle à l'Olympia. En 1989, elle écrit et compose le spectacle La Ballade de Calamity Jane, qui se joue au Bataclan.

De 1990 à 1992, elle parcourt l'Europe et le Canada avec son spectacle Détour de Chant. En 1993, son album D'Amour et de Mots est suivi d'une tournée québécoise et d'un passage au Théâtre de la Potinière de Paris. En 1997, elle adapte les Fables de La Fontaine dans son album Anne Sylvestre chante... au bord de La Fontaine ; en 1998, elle fête ses 40 ans de carrière à l'Olympia.

Après l'album Sur Les Chemins du Vent (2003), la chanteuse, pour fêter ses 50 ans de carrière, monte le spectacle Mon jubilé, qu'elle joue au Trianon de Paris en 2007. En même temps, sort son album Bye Mélanco. En 2008 paraît une Intégrale en 15 CD. Pensionnaire du label EPM depuis plusieurs albums, Anne Sylvestre revient à la chanson d'auteur en 2013 avec Juste Une Femme. Deux ans plus tard, l'album Carré de Dames la voit partager son répertoire avec celui d'Agnès Bihl et les pianistes Nathalie Miravette et Dorothée Daniel. En 2017, parallèlement à son nouveau spectacle au Théâtre du 13e Art à Paris, un nouveau coffret de 19 CD, 60 Ans de Chansons ! Déjà ?, récapitule son parcours en studio. Celui-ci, préfacé par Philippe Delerm, comprend également un album en public à La Potinière et un CD d'interview.

Qu'elle chante la terre, la nature, ses racines, les femmes, les hommes ou qu'elle s'engage sur des thèmes de société (le viol, l'avortement, les sans-abris, la misère), Anne Sylvestre navigue entre l'humour et le sérieux. Il en est de même pour ses fabulettes : thèmes imaginatifs, éducatifs voire engagés.

Même si ses Fabulettes ont marqué des générations de bambins, il serait dommage de réduire Anne Sylvestre à ses chansons pour enfants. Car des chansons pour adultes, elle en a écrit une sacrée tripotée, toujours extrêmement robustes et clairement engagées. Demandez donc à Jean-Louis Murat ou à Vincent Delerm ce qu’ils en pensent : pour eux comme pour tous ceux qui connaissent le répertoire français, le nom de cette grande dame aux yeux verts et aux cheveux roux égale celui de Brel, de Ferré ou de Barbara...

 

Ça tombe bien : Anne Sylvestre entame un récital pour fêter ses soixante ans de carrière. L’occasion idéale, donc, de vérifier ou de découvrir, selon que vous soyez un spécialiste de sa discographie ou non, qu’elle a toujours été une sorte de pionnière, notamment dans les thèmes qu’elle aborde, que ce soit la cause des femmes, la bêtise des préjugés ou les ravages de la rumeur...

 

Accompagnée d’une triade de musiciennes (on est féministe ou on ne l’est pas), cette ancienne élève des religieuses dominicaines demandera des comptes à Dieu pour tous les drames de la vie, pourfendra les conservatismes qui étouffent la joie et la frilosité qui appauvrit les cœurs. Si le talent n’attend pas le nombre des années, le nombre des années ne voue pas toujours à l’immobilité et au silence. Et rien que ça, déjà, c’est une bonne nouvelle...

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